Éric Mottet et Éric Boulanger
9 Décembre 2024
Hébergeant près des trois quarts de la population mondiale, la zone Indo-Pacifique est aujourd’hui au cœur, d’une part, des enjeux de rivalité géopolitique entre grandes puissances, et d’autre part, de l’économie mondiale et des échanges commerciaux. En effet, c’est dans cette zone que l’on trouve le plus grand nombre d’accords commerciaux au monde — quelque 300 — ainsi que plusieurs grands accords multilatéraux : l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), dont fait partie le Canada, le Partenariat économique régional global (PERG) et l’Indo-Pacific Economic Framework (IPEF) porté par l’administration Biden, qui n’est cependant pas un accord multilatéral à proprement parler. L’Indo-Pacifique est une locomotive économique à laquelle plusieurs pays européens veulent désormais se rattacher pour soutenir leur développement.
L’Indo-Pacifique au cœur de l’économie monde
Au cours des 40 dernières années, l’Indo-Pacifique est devenue une vaste zone commerciale et industrielle étroitement intégrée à la mondialisation, notamment sous l’impulsion de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) et de la locomotive chinoise tirée par une croissance économique fulgurante.
Aujourd’hui, l’Indo-Pacifique est l’une des trois régions les plus riches et les plus prospères de la planète. Au cœur de ce vaste espace se situe une Chine à la puissance multiforme, notamment à travers son projet de la Belt and Road Initiative (BRI), ce qui lui permet désormais de remettre en question la domination occidentale et d’assumer le durcissement de la rivalité techno-commerciale avec les États-Unis et l’Union européenne (UE). Elle est devenue la deuxième économie mondiale et possède une influence déterminante sur les politiques publiques des pays de la région (ceux de l’ASEAN, notamment), en particulier en ce qui a trait aux politiques commerciales, d’investissement et de compétitivité, lesquelles s’articulent aujourd’hui peut-être moins par l’accès au marché américain que par les impératifs d’une intégration étroite à l’économie chinoise.
La Chine n’est plus strictement une base pour l’assemblage de produits pour l’exportation, elle est désormais un vaste marché de consommation, possède des capacités technologiques non négligeables et ses firmes dominent des marchés mondiaux prometteurs comme l’économie « verte », dont la production d’énergie bas carbone (éolien, photovoltaïque, etc.) ou les batteries pour les véhicules de transport ou de stockage énergétique.
Les réseaux de production des firmes mondiales, qu’elles soient d’origine asiatique, européenne, américaine ou canadienne, se sont continuellement étendus et approfondis pour créer des chaînes de valeur fort compétitives. L’Indo-Pacifique représente donc une région qui est devenue le centre de l’économie mondiale à coup d’ouvertures commerciales et d’intégrations économiques, cette dynamique profitant à toutes les grandes puissances, mais aussi aux puissances moyennes, dont le Canada.
Quelles perspectives pour le Canada ?
Au sein de l’ASEAN, et plus largement dans l’ensemble de l’Indo-Pacifique, il y a une volonté à la fois interne et externe d’obliger les pays à choisir entre les deux grandes puissances de la région (Chine et États-Unis). Pour la plupart d’entre eux, notamment en Asie du Sud-Est, il n’est pas question de faire ce choix, car ils considèrent que c’est se mettre en danger dans les domaines sécuritaire et économique. Si le Japon, la Corée du Sud et, à un degré moindre, les Philippines, semblent avoir choisi les États-Unis, les autres pays de l’Asie du Sud-Est ne veulent pas choisir, même si, parfois, des sensibilités pro-américaines ou prochinoises existent.
L’Inde a par exemple toujours eu une politique en faveur d’un degré assez élevé d’indépendance économique et sécuritaire, ne voulant pas complètement basculer du côté des États-Unis. Cependant, dans le cadre des BRICS, l’Inde et la Chine échangent, malgré les tensions frontalières et historiques. Bien que la Chine soit un voisin encombrant, des canaux de communication quotidiens existent, notamment grâce aux diasporas qui font le relais — la diaspora chinoise étant particulièrement nombreuse en Asie du Sud-Est. La tradition des pays de l’Indo-Pacifique est donc de saisir chaque opportunité permettant le développement économique et l’intégration régionale.
Ces stratégies multiples et enchevêtrées ouvrent des perspectives pour le Canada. Le temps des hésitations est révolu : Ottawa doit saisir chaque possibilité dans la région, y compris en participant à plusieurs partenariats concurrents. La stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique, présentée en novembre 2022, va dans le bon sens, mais manque cruellement d’ambition et de moyens (2,3 milliards/5 ans).
Le Canada aurait tout intérêt à enclencher un nouveau cycle de dialogue et de coopération avec la Chine, cette dernière étant au cœur de l’architecture commerciale de l’Indo-Pacifique, zone absolument nécessaire pour l’économie du Canada.
Quid de la Chine (et de l’Inde) ?
Au-delà des perspectives économiques, l’Indo-Pacifique est aussi devenue pour le Canada un nouvel espace de confrontation interétatique avec deux puissances de la région. Malgré les nombreux problèmes et défis de la relation bilatérale (emprisonnements arbitraires de citoyens canadiens, ingérence chinoise, droits humains, surtaxe de certains produits chinois, enquête pour concurrence déloyale du Canada, etc.) et le fait que le Canada et la Chine ont manifesté un intérêt à améliorer leurs relations, plusieurs acteurs issus du monde politique, académique ou médiatique réclament avec de plus en plus d’insistance un recentrage de la politique canadienne sur l’Arctique, l’Amérique du Nord et le Pacifique Nord. Or, malgré des problèmes réels qu’il ne faut ni occulter ni sous-estimer, le Canada aurait tout intérêt à enclencher un nouveau cycle de dialogue et de coopération avec la Chine, cette dernière étant au cœur de l’architecture commerciale de l’Indo-Pacifique, zone absolument nécessaire pour l’économie du Canada.
Quant à l’Inde, les relations bilatérales se sont tendues avec l’assassinat de Hardeep Singh Nijjar, citoyen canadien, dirigeant séparatiste sikh, en juin 2023 près de Vancouver. Depuis, la crise entre l’Inde et le Canada s’est intensifiée, les deux pays ayant chacun expulsé des diplomates. Plus encore, Ottawa accuse l’Inde d’être au cœur d’activités criminelles sur son sol. Cependant l’Inde est devenue un acteur clé de l’économie de l’Indo-Pacifique tout en étant l’un des moteurs de la croissance mondiale. Elle pourrait devenir la troisième économie mondiale d’ici quelques années.
Ottawa serait bien inspiré d’être inventif sur le plan diplomatique afin d’éviter une nouvelle escalade des tensions avec Beijing et New Dehli, tout en multipliant les partenariats et les coopérations avec le plus grand nombre de pays de l’Indo-Pacifique, sans quoi le Canada sera progressivement éjecté d’un espace avec lequel il partage une proximité géographique (25 000 kilomètres de littoral sur l’Océan Pacifique) et des relations commerciales étroites.
Pour le dire autrement, il est illusoire de prôner un découplage (ou un « de-risking ») avec les deux puissances économiques et démographiques de la plus grande zone marchande de la planète. Qu’on le veuille ou non, et malgré la multiplication des initiatives commerciales et d’investissements portées par les États-Unis et leur alliés, la Chine structure aujourd’hui (avec l’Inde demain) l’architecture économique et commerciale de l’Indo-Pacifique, et ce pour les prochaines décennies.
Pour en savoir plus sur le sujet, voir le dernier numéro de la Revue Interventions économiques : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/25855
Article tel que paru : https://blogue.corim.qc.ca/indo-pacifique-canada/