Accueil Centre d'études sur l'intégration et la mondialisation (CEIM) Page d'accueil - Projet d'études sur les technologies de l'information et des communications (ÉTIC) - CEIM
Accueil CEIM / Accueil ÉTIC / Publications / Centre d’études des politiques étrangères et de sécurité (CEPES) / Le Canada : un colosse énergétique aux pieds d’argile

Le Canada : un colosse énergétique aux pieds d’argile

Puce noire 22 janvier 2008 , Albert Legault

Albert Legault. « Le Canada : un colosse énergétique aux pieds d’argile », Bulletin du maintien de la paix, no. 86, janvier 2008.

L’idée du Canada comme « superpuissance énergétique naissante » et comme « géant minier mondial » a été développée pour la première fois par le premier ministre Stephen Harper dans le cadre d’un discours prononcé à l’été 2006 devant la Chambre de commerce canado-britannique. Elle sera reprise, voire explicitée par d’autres ministres, notamment devant le Club économique de New York et l’Association des assureurs de l’Ontario, ou encore au cours de la réunion des pays du G8 à l’été 2006. En Angleterre comme aux États-Unis, les déclarations ministérielles et/ou du Premier ministre visaient à attirer les investissements au Canada, et à présenter ce pays comme un fournisseur fiable et stable de matières premières à la planète, hydrocarbures compris.

Accusée par les ONG d’être à la solde des États-Unis et une « suiviste » de Washington dans le cadre des négociations de Bali, pourfendue par les partis d’opposition, maltraitée par l’Union européenne (UE) qui menace d’imposer une taxe carbone sur les produits en provenance du Canada, l’Alberta, une province canadienne, poursuit imperturbablement le développement de ses sables asphaltiques. En même temps, la réputation du Canada sur la réduction de ses gaz à effet de serre (GES) ne cesse d’en prendre pour son rhume. Selon le dernier Rapport d’inventaire national publié en avril 2007, le volume total des émissions canadiennes pour l’année 2005 s’élève à 747 millions de tonnes (Mt) équivalent carbone, dont 609 Mt sont dues au seul secteur de l’énergie. Ces niveaux d’émission sont de 25 % supérieurs à ceux de 1990 et de 32,7 % aux objectifs que le Canada espérait pouvoir atteindre dans le cadre de son programme de réductions envisagées lors de la signature du Protocole de Kyoto.

Le Canada, un acteur énergétique incontournable

Comme l’indique le tableau 1, le Canada est un acteur incontournable dans la production mondiale d’énergie. En 2006, il est le septième producteur mondial de pétrole, le troisième producteur de gaz naturel et le premier producteur d’uranium. Sur le marché des exportations, le Canada est le deuxième plus grand exportateur de gaz naturel (après la Russie) et d’uranium, et le quatrième exportateur mondial d’électricité.

Ce dossier est certes reluisant, mais de là à prétendre que le Canada est une superpuissance énergétique naissante, il y a loin de la coupe aux lèvres. Ces déclarations flattent tout à la fois l’ego des Canadiens et l’importance du rôle qu’ils semblent jouer en matière d’approvisionnements énergétiques. Il n’en reste pas moins que cette façon de voir, pour fidèle qu’elle soit à la réalité d’aujourd’hui, ne correspond pas au rapport des forces qui existeront en 2030.

Des prévisions alléchantes au désenchantement

Les prévisions canadiennes en matière de production pétrolière pour la période 2005-2030 permettent d’espérer un quasi doublement de la production canadienne, cette dernière passant de 2,5 mb/j en 2005 à 4,66 mb/j en 2030 (tableau 2). Les prévisions américaines établies dans l’International Energy Outlook (IEO) de 2007 sont plus optimistes encore. Ainsi, en 2030, la production totale de produits pétroliers canadiens passerait à 5,1 millions de bep (baril équivalent pétrole) (tableau 3).

En 2030, cette situation placerait le Canada au 5e voire au 4e rang des producteurs pétroliers, si l’on exclut de la liste des principaux producteurs, l’Irak dans le premier cas, pour des raisons d’incertitude politique, et la Mer caspienne dans le second cas, parce qu’il y existe plus d’un producteur, le Kazakhstan étant le principal fournisseur d’hydrocarbures dans la région. Dans l’ensemble toutefois, la part du Canada ne gagnerait que 0,6 % d’un point dans la production mondiale de pétrole. C’est peu ou beaucoup, tout dépendant de la façon dont on veut bien calculer l’importance relative du rang d’un pays dans la production mondiale de pétrole. En outre, cet essor de la production canadienne n’est attribuable qu’aux seuls progrès de la technologie et aux investissements massifs consentis au secteur des sables bitumineux. En effet, durant la période considérée, la fourniture de brut léger classique diminue de 5 % par année, les puits étant arrivés à maturité, tandis que celle du lourd classique décline également d’environ 3,5 % par année. En 2030, la production du Bassin sédimentaire de l’ouest du Canada (BSOC) ne sera plus que de 37 % de ce qu’elle était en 2005. En d’autres mots, en 2030, 90 % de la production pétrolière canadienne sera tirée des sables bitumineux. Il y a donc un prix à payer pour faire du Canada un colosse énergétique, même si l’ONÉ se targue de préciser qu’au rythme de sa production actuelle, le Canada pourra répondre aux besoins de ses approvisionnements durant 181 ans.

En matière de production gazière, le colosse canadien a des pieds d’argile. En l’espace de 25 ans, la production gazière passe de 17,1 Gpi3/j à 10,5 Gpi3/j, soit une chute de 40 % par rapport à l’année 2005 (tableau 4). Dès 2015, ses importations de gaz naturel devraient atteindre 1,4 Gpi3/j et 2,9 Gpi3/j en 2030, soit l’équivalent de 27,6 % de sa production intérieure. Quelques années avant 2030, le Canada cessera d’être un exportateur net de gaz naturel, le ratio de sa production sur sa consommation passant de 2,15 en 2005 à 1,55 en 2015 et à moins 0,91 en 2030 (tableau 4). Tout comme dans le domaine pétrolier, le Canada devra s’en remettre à ses réserves non classiques (gaz avare, méthane de houille, gaz de schistes) pour combler, oh combien partiellement, le déclin de sa production gazière.

« Après 2015, le gaz classique du BSOC représente à peine 60 % de la production, la tranche non classique représentant pour sa part 22 % de l’ensemble (comparativement à des pourcentages respectifs de 79 % et de 12 % pour la période de 2005 à 2015) ».

Alors qu’en 2006 le Canada occupe le 19e rang mondial en matière de réserves gazières, il réussit à être le troisième producteur mondial de gaz naturel immédiatement après la Russie et les États-Unis. Cette performance est d’autant remarquable que la part canadienne se situe à 6,5 % de la production mondiale. Cette situation ne durera cependant pas, car selon les prévisions de l’IEO 2007, la part du Canada représenterait 3,7 % de la production mondiale en 2030, soit une diminution de 2,9 % par rapport à 2006. En réalité, pour ne prendre qu’un exemple, le Canada sera de loin déclassé par la Norvège qui d’ici quelques années répondra au cinquième de la demande des pays de l’UE. La production accrue de pétrole et le déclin croissant de la production gazière canadienne sont fort bien illustrés dans le graphique qui suit. Pour ce qui est du gaz naturel et du pétrole, le lecteur constatera que les prévisions américaines sont plus généreuses à l’endroit du Canada que celles établies par l’ONÉ (comparer les ratios production/consommation du tableau 4 avec ceux de l’IEO 2007 pour ce qui est du gaz dans le graphique 1).

Dans l’ensemble, ce que le Canada gagne en pétrole, il le perd en gaz naturel, alors que l’internationalisation du marché gazier est en plein essor, notamment avec le gaz naturel liquéfié (GNL). L’important déclin gazier canadien est aussi lié à la part croissante de l’utilisation du gaz dans l’exploitation des sables bitumineux.

Les besoins en eau et en gaz pour l’exploitation des sables bitumineux

L’exploitation des sables bitumineux est énergivore en gaz, « aquavore » et onéreuse. Pour la seule période 2006-2015, des investissements de plus de 125 milliards de dollars canadiens ont été annoncés publiquement. Les prélèvements d’eau pour les projets actuellement approuvés par l’ONÉ s’élèvent à 2,3 milliards de barils d’eau fraîche par année, soit deux fois la quantité d’eau utilisée par la ville de Calgary et ce volume s’élèvera à 3,3 milliards de barils en 2015 (tableau 5). Comme le débit d’eau de la rivière Athabasca est plus faible en hiver qu’en été, il est loin d’être sûr que cette réserve soit suffisante pour permettre l’étalement de la production dans le temps. Ce qui fait dire à plusieurs que le Canada manquera d’eau avant de manquer de pétrole ! (voir www.gac.ca/PopularGeoscience/factsh...)

En outre, le Canada se prive d’une importante ressource naturelle propre en utilisant des quantités impressionnantes de gaz pour mener à bien l’exploitation de ses sables bitumineux. Si l’industrie extractive des sables n’utilise en 2005 que 5 % de la production gazière du BSOC, la proportion canadienne passera à 14 % de sa production intérieure en 2015 et à 16 % en 2020. Enfin, il faut noter que la consommation d’eau est moindre pour l’exploitation des sables in situ qu’à ciel ouvert, alors que la relation inverse vaut pour le gaz naturel. Pour l’extraction in situ, la consommation d’eau est surtout utilisée sous forme de vapeur destinée à réduire la viscosité du bitume afin de le faire remonter à la surface. Par la suite, l’eau peut-être récupérée en partie, traitée et recyclée. Pour ce qui est de l’exploitation minière, il faut retirer deux tonnes de matériel pour chaque baril produit et la séparation des sables et du bitume nécessite une grande quantité d’eau. Une fois utilisée, l’eau est acheminée vers des bassins de décantation des résidus.

Les sables bitumineux et l’environnement

D’importantes conséquences socio-économiques résultent du développement rapide de l’exploitation des sables bitumineux. Fort McMurray, le château fort d’où sont exploités les sables asphaltiques au nord de l’Alberta, est une petite ville à l’origine d’à peine 30 000 habitants. Elle compte désormais plus de 65 000 âmes, manque de main d’œuvre spécialisée, d’infrastructures routières, et de services publics à la mesure de ce qu’une telle population serait en droit d’attendre des autorités municipale, provinciale et fédérale.

Il faut aussi dire un mot des émissions de (GES), car la critique intérieure et internationale n’est guère tendre à l’endroit du Canada. Ce dernier est certes un mauvais joueur, car non seulement n’a-t-il pas respecté ses engagements contractés en vertu du Protocole de Kyoto, mais encore a-t-il continué de les ignorer sous prétexte qu’ils nuisaient à ses intérêts économiques. L’exploitation des sables bitumineux est montrée du doigt comme étant une source importante d’émissions de GES.

Selon les perspectives envisagées par l’ONÉ, la croissance des émissions canadiennes de GES est évaluée grosso modo à 1,2 % par année dans le cadre du scénario « Maintien des tendances ». Ce taux de croissance correspond également à celui prévu par l’IEO 2007 pour la période 2004-2030. Les progrès de la technologie et l’amélioration de l’efficacité énergétique devraient normalement amener le Canada à réduire le taux de croissance de ses émissions GES. Malheureusement, la production du pétrole synthétique génère trois fois plus d’émissions de GES que l’extraction du pétrole classique.

Un coup d’œil sur les prévisions d’émissions établies dans l’Annexe 7 du rapport L’avenir énergétique de l’ONÉ permet de dégager deux conclusions majeures pour la période 2005-2030. Les émissions totales du Canada vont passer de 755 Mt à 1 012 Mt par année, soit une augmentation de 34 % ; alors que celles de l’Alberta, passeront de 229 à 344 Mt, soit une augmentation de 50,2 %. Quant à l’augmentation due à l’exploitation des sables bitumineux pour la période 2005-2015, elle saute par tranches de cinq ans à 16 %, 18,5 % et 22 % du total des émissions de GES par l’Alberta. En gros, le cinquième des émissions albertaines provient de l’exploitation de ses sables bitumineux.

Ottawa est conscient des efforts supplémentaires à faire pour réduire ces émissions. Il entend déposer au printemps 2008 un projet destiné à réduire de 18 % d’ici 2010 le total de ses émissions par rapport à l’année 2006 (Globe&Mail, 21 décembre 2007). Tout cela est insuffisant, car le discours canadien a tendance à s’appuyer sur les moins vertueux pour justifier son laxisme environnemental. Il est vrai que les prévisions établies par l’IEO 2007 lui donnent en partie raison (graphique 3).

Dans plusieurs cas, avec des taux de croissance annuels supérieurs de plus du double des émissions canadiennes, il est clair que la très grande partie des émissions de GES viendra des pays en voie d’industrialisation plutôt que des pays occidentaux. Le Canada est et restera un pays développé avec une forte proportion d’émission de GES par personne, étant donné son climat, l’étendue de son territoire, et l’exploitation systématique de ses ressources minières. En la matière et en 2030, il sera même dépassé par l’Australie (IEO 2007, p. 78), une autre pays aux particularités géographiques, démographiques et minières semblables à celles du Canada. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut moralement fermer les yeux sur une situation qui dégrade à ce point l’environnement : émissions accrues de GES, assèchement des rivières par surexploitation des ressources d’eau, et utilisation d’une énergie propre, le gaz, pour produire une autre énergie, le pétrole, beaucoup plus polluant.

Aveuglement ou complaisance ?

La position de l’Alberta résulte d’un concours de circonstances particulières. Grenier à blé, éleveuse de bétail, détentrice des plus larges réserves d’hydrocarbures après l’Arabie Saoudite, cette province est intimement liée aux intérêts économiques de son voisin du sud. La dérégulation des marchés énergétiques, l’intégration des économies nord-américaines et surtout l’existence d’une zone de libre-échange nord-américaine sont autant de facteurs qui militent en faveur d’une coopération étroite entre le Canada et les États-Unis. Or, la très grande partie des investissements dans les sables bitumineux vient des États-Unis, les sociétés exploitantes arborent aussi le même drapeau, et le marché d’écoulement des produits d’hydrocarbures loge aussi au sud. En réalité, après avoir admis dans le discours sur l’état de l’Union en 2006 qu’ils étaient « accros » au pétrole, les États-Unis considèrent sans doute l’accès aux ressources canadiennes, le pétrole notamment, comme une « surprime » à payer pour disposer en tout temps d’approvisionnements sûrs et fiables. La chose est d’autant plus vraie que le rendement sur les investissements dans l’exploitation des sables asphaltiques est le plus bas de toutes les régions du monde où des capitaux pétroliers américains (John S. Herold, Global Performance Review 2006) ont été investis au cours des cinq dernières années.

Il faut cependant nuancer cette affirmation, car s’il est vrai que les capitaux initiaux nécessaires à l’exploitation des sables sont colossaux, il n’en reste pas moins qu’une fois en place, l’équipement peut servir durant 20 ans et plus. C’est un peu le calcul que font les États-Unis. Lorsque tous les investissements auront été faits et que l’exploitation deviendra une opération de routine (!), déclarait le sénateur républicain Jim Saxton du New Jersey (« Canadian Oil Sands : A new Force in the World Oil Market », A Joint Economic Committee Study, juin 2006), « la fourniture en provenance des sables va établir une limite supérieure au prix mondial du baril que les pays de l’OPEP ne pourront plus excéder ». C’est beaucoup dire, car la capacité excédentaire de production pétrolière n’est pas au Canada mais au Moyen-Orient. La déclaration du sénateur n’en traduit pas moins les arrière-pensées des États-Unis sur le long terme.

D’un point de vue canadien, Ottawa pas plus que l’Alberta ne peut rester insensible à la manne pétrolières tirée de son commerce d’hydrocarbures avec les États-Unis. : 99 milliards de dollars en 2006, soit 22 % de la valeur totale des exportations canadiennes de biens et services. L’énergie compte pour 6 % dans la constitution du PIB canadien. En outre, cette manne est répartie entre l’Alberta et Ottawa à raison de 36 % pour la première, et de 41 % pour la seconde. Ces pourcentages sont appelés à changer dans l’avenir, car l’Alberta vient de revoir la formule de partage des redevances pétrolières pour les dix prochaines années.

La complaisance canadienne sert évidemment les intérêts économiques de tous les citoyens canadiens. Elle durera probablement tant et aussi longtemps que la facture environnementale ne sera pas présentée au pays…

Partager

Centre d'études sur l'intégration et la mondialisation (CEIM) ceim @uqam.ca Retour en haut de la page
Nos partenaires        Université du Québec à Montréal (UQAM)        Institut d'études internationales de Montréal (IEIM)        Fond de recherche sur la société et la culture | Québec        Ressources humaines et Développement des compétences Canada