Quels sont les grands défis auquel le système commercial multilatéral doit aujourd’hui faire face, et qui sont à la source de l’enlisement des négociations du Programme de développement de Doha ?
Le Programme de Doha pour le développement (PDD) avait pour premier objectif l’intégration des pays en développement dans un « système commercial multilatéral ouvert [et] fondé sur des règles [dans des conditions qui] correspondent aux besoins de leur développement économique ». Quinze années plus tard, force est de constater que ce programme ambitieux peine à aboutir. Après avoir été suspendues entre 2006 et 2008, les négociations sont toujours dans l’impasse, malgré la réussite en demi-teinte de la conférence ministérielle de Bali en décembre 2013, le « paquet de Bali » ne couvrant que 10 pourcent du mandat de Doha.
Alors que l’OMC célèbre son vingtième anniversaire, que le PDD est dans sa quinzième année et que se prépare la 10ème Conférence ministérielle à Nairobi, il semble opportun d’analyser les déterminants structurels et institutionnels de l’enlisement des négociations, et de nous interroger sur les perspectives qui s’ouvrent au système commercial multilatéral post-Nairobi.
L’impossible articulation globalisation-développement
En lançant à Doha un nouveau cycle orienté vers le développement, les États membres de l’OMC avaient pris un double engagement : 1) corriger les déséquilibres occasionnés dans les relations Nord-Sud par la mise en œuvre des accords de l’Uruguay round ; 2) dans le sillage des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), mettre le système commercial multilatéral au service du développement et de la lutte contre la pauvreté. Le projet était ambitieux. Il s’agissait non seulement de réinterpréter les accords dans leur forme, leur substance et leur finalité à l’aune du développement, mais aussi de doter les pays en développement (PED) et les pays les moins avancés (PMA) de capacités commerciales adéquates pour s’intégrer avec succès à l’économie mondiale. Cette nouvelle articulation entre globalisation et développement devait passer par un réexamen des dispositions du traitement spécial et différencié (TSD) « en vue de les renforcer et de les rendre plus précises, plus effectives et plus opérationnelles » (paragraphe 44 de la Déclaration de Doha).
Mais, vidé de ses ambitions initiales au fil des négociations, le PDD est devenu une négociation commerciale standard, de surcroît marquée par un agenda en contraction de sorte que les gains attendus sont devenus trop limités pour susciter un réel intérêt. À cela s’ajoute un paradigme du libre-échange en situation d’inconfort et la contestation des gains de la libéralisation qui seraient inégalement répartis entre et au sein des pays. Face à cela, ne faudrait-il pas faire franchir à la gouvernance de l’OMC un cap qualitatif, en réfléchissant à des dispositifs internationaux de compensation aptes à susciter l’intérêt des pays et le soutien social aux accords de l’organisation ?
En fait, le PDD souffre d’un double défaut de naissance : ne pas avoir clairement établi la finalité de « développement » qui devait être assignée à la libéralisation commerciale et, en droite ligne de ce qui précède, ne pas disposer de critères clairs et consensuels permettant d’établir si un accord est « bon » ou non pour le développement. Quoiqu’il en soit, le PDD met en évidence les limites d’une approche centrée sur les préférences commerciales. Le développement ne se réduit pas à un accès préférentiel aux marchés des pays développés ou des pays en développement les plus avancés. L’un des principaux enjeux post-Nairobi pour l’OMC sera de définir un compromis opérationnel entre globalisation et développement.
En effet, un agenda visant à « favoriser la réalisation des objectifs du développement au moyen d’un accès aux marchés amélioré » pour les PED-PMA n’est plus pertinent pour au moins trois raisons. Premièrement, l’intégration aux réseaux de production et d’échange ne se mesure pas tant en termes de capacités d’exportation qu’en termes d’attractivité des facteurs de production et de positionnement compétitif au sein des chaînes de valeur mondiales (CVM). Deuxièmement, l’approche commercialiste n’est plus tenable dans une économie globale avec plusieurs pays en excédent et engagés dans des politiques ultra-mercantilistes. Troisièmement, l’OMC n’a pas démontré que son approche était en mesure d’apporter une réponse soutenable aux défis de la globalisation : sécurité alimentaire, protection des consommateurs, lutte contre les changements climatiques, spécialisation productive et biodiversité, sécurité et mobilité internationales du travail, etc.
Le programme de Doha aurait pu constituer un moment de réflexion sur les limites d’une approche centrée sur l’expansion des exportations selon le principe de réciprocité des concessions. La différenciation des trajectoires économiques et commerciales au Sud, l’hétérogénéité des intérêts qui lui est consubstantielle, la concurrence Sud-Sud, la désintégration de filières, la prise en compte des effets environnementaux et climatiques et des différentes dimensions de la sécurité économique afférentes à la libéralisation commerciale, sont autant d’éléments qui auraient pu inciter à une conception rénovée du lien entre globalisation et développement. Ajoutons qu’un signal fort à destination des Sud aurait consisté à instituer un Conseil du commerce et du développement qui soit équivalent aux trois Conseils relatifs aux marchandises, aux services et à la propriété intellectuelle de l’OMC.
Les politiques commerciales multilatérales au défi de la globalisation économique
L’enlisement du PDD est en partie dû à la crise financière de 2007, produit de la globalisation financière. Elle a repriorisé l’agenda économique international sur les questions financières et d’équilibre budgétaire aux dépens de la gouvernance commerciale. Le PDD est une victime collatérale de la Grande Récession et malgré les effets de la globalisation financière sur le système commercial international, les questions monétaires et financières (taux de change, crédit au commerce, financement des exportations, etc.) demeurent extérieures au régime OMC.
Mais l’enlisement ne s’explique pas uniquement par ce choc exogène. La transformation des régulations commerciales multilatérales induites par les accords de l’OMC y est pour beaucoup. Avec l’OMC, on aborde désormais la troisième génération d’obstacles aux échanges, à savoir les dispositifs normatifs, réglementaires et institutionnels nationaux. Alors que jusque-là les négociations se concentraient sur les concessions tarifaires et l’élimination des obstacles « administratifs », il est désormais question de subventions, de propriété intellectuelle, de services, de marchés publics, d’investissement, de concurrence, de normes et de standards sanitaires, phytosanitaires et techniques.
Le régime OMC fait passer le système commercial multilatéral d’une logique d’ouverture ordonnée et disciplinée des marchés nationaux à une logique de concurrence sur des marchés internationaux qui seraient régis par des normes communes. Cela pose le problème du périmètre du régime de l’OMC car, dans une économie globalisée, les politiques commerciales interfèrent – et vice versa – avec les politiques publiques, qu’il s’agisse de politique sociale, environnementale, technologique, fiscale ou encore, bien entendu, de la politique de développement.
Manifestement, les États membres n’ont pas pris la mesure de la difficulté et de la complexité technique d’une négociation où les questions commerciales deviennent somme toute périphériques. Et cela expliquerait leur stratégie du statu quo. Sans doute convient-il de considérer les vingt premières années de l’OMC comme la phase d’apprentissage d’un nouveau modèle de négociation. Il n’en demeure pas moins que dans les années qui viennent, le système commercial multilatéral devra trouver un traitement satisfaisant à trois enjeux systémiques de la globalisation.
Tout d’abord, dans la mesure où il s’agit d’élaborer des réglementations, de codifier des activités, de normaliser les « meilleures pratiques » ou encore de convenir de procédures légales, l’OMC doit être en mesure de gérer la confrontation de systèmes de normes différents et parfois antagoniques. Peut-elle le faire sans aborder l’épineuse question de la hiérarchie des normes dans le droit international ou celle de la légitimité politique de l’institution en charge de la supervision règlementaire ? L’organisation peut-elle continuer à affirmer qu’elle n’est pas une organisation normative et n’entend pas le devenir ?
Ensuite, la fragmentation de la production a donné naissance à des réseaux régionaux, sinon mondiaux, de production et d’échange qui reconfigurent les avantages comparatifs nationaux. Les pays se spécialisent désormais par segment productif et la qualité de leur insertion internationale ne se mesure plus en fonction du bien final exporté, mais selon leur capacité à s’insérer dans les chaînes de valeur. Les besoins des entreprises se sont également modifiés. L’éclatement des chaînes de valeurs est à l’origine d’une demande de régulation des mesures non-tarifaires, des règles relatives aux services, à l’investissement et à la concurrence. L’enlisement du PDD montre pour le moins que le régime OMC est « à la peine » sur ces questions nouvelles et qu’il ouvre beaucoup moins de perspectives que le régime hybride qui prend forme au travers des accords commerciaux préférentiels (ACPr) bilatéraux, régionaux et désormais inter-régionaux.
Enfin, l’OMC devra répondre à la montée du bilatéralisme et des méga-accords inter-régionaux avec leurs clauses OMC+ et OMC-extra. La part du commerce couvert par la clause de la nation la plus favorisée tend à se réduire alors que les règles d’origine introduisent un biais protectionnistes. Outre le détournement de ressources vis-à-vis du cadre multilatéral qu’ils impliquent, ils sont porteurs de risques de fragmentation du système commercial international et de fin de l’universalisme du multilatéralisme, dont les principales victimes seraient les PMA et les PED non émergents.
Ainsi, le système commercial multilatéral est érodé par les stratégies des États (les ACPr) et des firmes (CVM et accords sectoriels). Quelle place aux firmes et à l’intégration structurelle des marchés ? Comment l’OMC pourrait-elle « reprendre la main » en matière de réglementation des échanges internationaux ? À cette question, seuls les États et parmi eux seules les grandes puissances commerciales sont en mesure de répondre.
Le régime commercial multilatéral face aux nouveaux rapports de puissance
Le Programme de Doha est marqué par l’affirmation des capitalismes émergents et la consolidation de leur influence dans les négociations commerciales multilatérales. Le PDD subit les effets de l’évolution des spécialisations et du basculement du centre de gravité de l’économie mondiale vers les économies asiatiques, et dans une perspective plus large, vers l’économie Pacifique.
Le cycle actuel marque l’effacement du compromis transatlantique comme moteur historique de la négociation. Il marque également l’éclatement du monde en développement, entre un groupe restreint de pays émergents affichant leurs ambitions et un groupe large mais hétérogène de pays intermédiaires et pauvres, au demeurant plus désorganisés que solidaires. Après avoir fait ses preuves durant près d’un demi-siècle, le modèle de club (peu de membres décidant pour tous les membres) ne fonctionne plus. Il est en train de céder la place à un modèle de coalitions, censé être plus inclusif et légitime, mais dont l’efficacité reste à prouver.
Une organisation conduite par ses membres telle que l’OMC ne peut que prendre acte de la diffusion de la richesse qui accompagne la globalisation. Les nouveaux équilibres de richesse et de puissance font que le système commercial multilatéral est désormais moins asymétrique. En réduisant l’asymétrie de puissance, l’émergence est à l’origine d’une crise de leadership au sein de l’OMC, qui influe directement sur la capacité des pays membres à conclure des compromis et par là-même se prolonge en crise de crédibilité et légitimité. Il n’y a plus de candidat disposé à assumer le coût du fonctionnement du système. Et le PDD montre que le modèle coalitionnel ne parvient ni à être opérationnel, ni à délivrer des compromis satisfaisants pour l’ensemble des États membres.
La différenciation des trajectoires économiques au Sud ne soulève-t-elle pas la nécessité de revoir la typologie des membres de l’OMC, en vue d’élaborer des accords répondant de la façon la plus précise possible aux problèmes commerciaux spécifiques de chaque catégorie de membres ? Deux voies semblent envisageables. La première consisterait à orienter le système commercial vers le minilatéralisme ou le plurilatéralisme, c’est-à-dire des « accords clubs ». Ceux-ci seraient conclus par des pays présentant des intérêts convergents mais seraient ouverts aux autres membres, l’OMC devenant de la sorte un « club des clubs ». La seconde voie pourrait être celle inaugurée dans l’accord sur la facilitation des échanges signé à Bali (2013), les pays membres en développement auto-désignant les mesures qui les engagent et liant certaines d’entre elles à des compensations financières et d’assistance technique.
Ces options, techniquement et juridiquement réalisables, nécessiteraient la consolidation des dispositifs existants, en particulier le mécanisme de règlement des différends, dont la fonction évoluerait vers un dispositif de surveillance et de mise en cohérence des politiques de libéralisation-régulation commerciale.
Conclusion
En vingt ans, l’économie politique globale a considérablement changé : nouvelles puissances commerciales ascendantes, croissance inédite du bilatéralisme, apparition de méga-accords transrégionaux, développement des chaînes de valeur mondiales. Et chacune de ces mutations contribue à l’enlisement des négociations et à la marginalisation de l’OMC.
Une chose est certaine : l’impasse dans laquelle se trouve le PDD met fin aux grands cycles de négociations et à l’engagement unique comme incitation au compromis. Le système évoluerait-il vers une série de négociations en comités restreints avec une OMC veillant à la cohérence de l’ensemble ? Cela résoudrait le problème des modalités, mais laisserait entière la question de la substance des négociations.
L’OMC existait avant le lancement du PDD ; elle existera après. Elle survivra à son enlisement car la demande de coopération sur les questions relevant ou pouvant potentiellement relever de son agenda est très forte. Le système commercial multilatéral post-Nairobi reste à construire. Il appartient aux États de le faire. Il devra clore le PDD et prendre en charge les nouveaux enjeux de l’économie politique globale. Quelle forme prendra le multilatéralisme dans une économie globalisée, plus hétérogène et moins asymétrique ?
Comment penser un multilatéralisme capable de traiter de façon satisfaisante les enjeux de développement humain et durable, de lutter contre la pauvreté et les changements climatiques et de fournir le bien public global que doit être un système commercial ouvert, inclusif, sûr et fondé sur des règles ? Ce sont des questions d’une redoutable complexité. Il n’est pas certain que les négociateurs aient la capacité d’y répondre ni même la volonté de les affronter. Peut-être voudront-ils, pour la symbolique, attendre la prochaine Conférence ministérielle qui pourrait se tenir à La Havane en 2017 – le rapprochement entre les États-Unis et Cuba permet de l’envisager – et qui correspondrait aux 70 ans du système ?
Mehdi Abbas est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes.
Crédit photo : World Trade Organization, "WTO Public Forum 2010".
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TAG : CYCLE DE DOHA, ECONOMIE MONDIALE, ARCHITECTURE DU COMMERCE GLOBAL, OMC