Par Molly KANE
Chercheure en résidence, CIRDISExtrait d’une conférence donnée lors du Congrès de L’Entraide missionnaire,
« Notre Planète en Péril : l’urgence d’agir », tenu à Montréal les 7 et 8 septembre 2013 [1]
L’idée d’économie verte est portée avec enthousiasme par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) comme un chemin assuré vers le développement durable et le combat contre la pauvreté mondiale. Son grand rapport de 2011, Vers une économie verte : pour un développement durable et une éradication de la pauvreté, a pour but de démontrer que :"l’écologisation de l’économie n’est pas un frein à la croissance, mais plutôt un nouveau moteur de la croissance qui génère de nouveaux emplois, et qui favorise l’élimination de la pauvreté. [Le rapport explique] Une économie verte peut se définir comme une économie qui apporte une amélioration du bien-être et l’équité sociale, tout en réduisant considérablement les risques environnementaux et les risques de pénuries de ressources naturelles […] le nouveau concept propose une manière écologique de faire des affaires" [2].
Cette approche a ses critiques éloquents. Selon Bernard Duterme du Centre Tricontinental (CETRI) :
"Démasquée, la Green Economy est analysée comme « une offensive visant à créer de nouvelles sources de profit et de croissance », en étendant la portée du capital financier et en intégrant au marché cette immense part de la nature trop longtemps non « valorisée ». Et cela, précisément, en attribuant une valeur, un prix – le coût de conservation – à la biomasse, à la biodiversité, aux rivières, aux forêts, aux fonctions des écosystèmes – stockage du carbone, pollinisation des cultures, filtrage de l’eau... –, « de façon à convertir ces ’services’ en unités commercialisables sur les marchés financiers »" [3].
Pour sa part, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), vient de publier un rapport qui traite non pas de l’économie verte, mais de la « croissance verte » [4]. Ce rapport énonce six instruments pour intégrer la question environnementale aux prises de décisions économiques qui favoriseront une croissance verte devant mener à l’élimination de la pauvreté.
1. Réformer les régimes de subventions énergétiques (supprimer les octrois visant à faire baisser le coût du pétrole, du gaz, etc. et libérer ainsi de l’argent de l’État pour financer d’autres priorités publiques et forcer l’économie d’énergie) ;
2. Réformer les taxes et redevances environnementales (taxer la pollution, les permis d’émission de gaz à effet de serre, etc. pour générer des revenus pouvant contribuer à financer l’accès des populations pauvres à l’eau, à l’assainissement et à l’électricité) ;
3. Attribuer un prix ou une valeur aux « biens et services » fournis par les écosystèmes afin d’encourager l’efficacité de la gestion des ressources naturelles. (Notez bien l’évolution du discours. Maintenant, on cherche à donner un prix non seulement aux matières primaires de la nature et de la biodiversité, mais même aux systèmes de vie, en les qualifiant de « services » environnementaux.) ;
4. Déterminer des normes pour certifier que des productions sont durables. Ainsi certifiés, les produits augmenteront leur valeur, un incitatif pour que les producteurs adoptent de nouvelles pratiques écologiques ;
5. Favoriser l’achat de produits durables et respectueux de l’environnement par les services publics pour donner l’exemple ;
6. Établir un régime foncier transparent afin de créer des opportunités de revenus pour les propriétaires terriens, améliorer la gestion des actifs naturels et permettre la collecte efficace de recettes foncières au moyen de taxes et redevances locales afin que les pouvoirs publics puissent soutenir des pratiques et des plans de gestion des terres rationnelles.
Pour aider les pays en développement à réussir cette transition vers l’économie verte, l’OCDE recommande aux acteurs de la coopération internationale d’adopter un plan d’action basé sur trois piliers :
Le renforcement du financement et de l’investissement verts, notamment au moyen d’une meilleure utilisation de l’aide publique au développement (APD), d’autres types de financement public du développement et de l’investissement privé ;
Les actions en faveur de l’innovation technologique verte par le biais de la coopération et du renforcement de capacités en vue de l’innovation verte nationale ou provenant de l’étranger, ainsi que la protection de droit de propriété intellectuelle et la mise en place des conditions nécessaires à la réussite des transferts de technologie ;
Les mesures visant à faciliter les échanges de biens et de services verts, par la promotion des marchés internationaux, la suppression des barrières commerciales douanières et non douanières et le renforcement des capacités dans les pays en développement, afin de permettre à davantage de producteurs de prendre part à l’essor des marchés internationaux et d’en tirer profit.
Pour comprendre et accepter l’argumentaire développé dans cette nouvelle vision du développement, une certaine catéchèse est certainement nécessaire. Ainsi, pour sauver la planète, il faudrait la marchandiser [5]. Pour délivrer les gens de la pauvreté, il faudrait aussi que leurs propres terres et leur eau soient conçues et traitées comme des marchandises. Pourtant, les effets pervers sont déjà visibles comme l’accaparement des terres dans les pays pauvres pour satisfaire les besoins des pays industrialisés, en agrocarburants par exemple. De même, la privatisation de l’eau menace la vie même de communautés entières. Plus grave encore, la financiarisation du capital englobe les terres comme biens spéculatifs au profit des investisseurs. La production alimentaire et forestière, autrefois gérée par les populations qui habitaient ces lieux depuis des générations, est maintenant menacée par une occupation et un pillage justifiés par l’urgence de confronter la crise environnementale et climatique.
Quand je lis le dernier document de l’OCDE, une phrase en particulier me frappe : « Les pays en développement sont particulièrement sensibles aux problèmes d’environnement, car ils s’appuient souvent sur l’utilisation intensive des ressources naturelles, dont dépend leur développement ».
Qui dépend vraiment des ressources des pays du Sud pour se développer ? Et pourquoi les pays « en développement » sont-ils « particulièrement sensibles » aux problèmes de l’environnement ? D’où vient cette « sensibilité » ? D’où vient la vulnérabilité des pays « en développement », quand la vaste entreprise de développement des pays industrialisés a été permise grâce à la continuation des relations de pouvoir d’extraction, de militarisation et de pillage des êtres humains et des ressources de la terre ? La domination et la fragilisation de ces sociétés les rendent vulnérables. Pourtant, aujourd’hui cette vulnérabilité est présentée comme si les sociétés des pays en développement sont, par nature, vulnérables. Où se situe la vulnérabilité la plus grande quand on regarde les besoins des pays industrialisés en ressources provenant des pays du Sud, quand on regarde un système financier qui a besoin de subventions publiques pour se maintenir même si les gens qui financent ces subventions perdent leurs emplois et subissent des problèmes sociaux et environnementaux de plus en plus sérieux ?
Une économie dite « verte » pourrait signifier une économie de vie. Nous ne devrions pas abandonner nos aspirations pour une économie de vie. Nous devrions toujours chercher à créer des économies qui favorisent des emplois dignes, la démocratisation de la gestion des ressources et de la terre, la fin des guerres et de la militarisation, et la fin de la surveillance des citoyens et des violations des droits et libertés, surtout pour ceux et celles qui contestent la destruction de l’environnement, la destruction de notre planète. Le mot économie vient du mot grec oikos qui signifie ménage ou maison. Il faut aller au-delà des débats d’approches économiques pour se demander : quelle civilisation désirons-nous ? Et comment vivre ensemble cette civilisation le plus possible dès maintenant en favorisant des liens de solidarité, même avec de petits gestes, le partage et la bonne gestion de tout ce qui est essentiel à la vie, et donc impossible à marchandiser sans nous détruire. Quelle vision peut nous guider à renforcer l’aspect politique de nos aspirations ? Ce n’est pas juste l’environnement qui est menacé aujourd’hui, c’est l’humanité, la façon d’être humain. Si tout est réduit à des molécules de carbone qu’on échange, des systèmes écologiques qu’on peut vendre, des personnes qu’on peut déplacer et appauvrir pour continuer à nourrir des populations sur un autre continent qui consomme déjà beaucoup trop, et si nous continuons à maintenir un système où la grande majorité subventionne de leur sang et de leur souffrance le maintien d’un édifice qui, de par sa nature, rend leurs aspirations de plus en plus inaccessibles, notre humanité est profondément et dangereusement menacée. Il faut saisir ce sens de ménage en économie et le sens de vie en vert et créer ensemble les sociétés qui rendent possible la vie en plénitude, aujourd’hui et pour les générations à venir.