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Les activités de vérification de l’Agence internationale de l’énergie atomique : deux visions opposées


Par Caroline Leprince

Chercheure à la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’UQÀM

Plus de cinquante ans après la fondation de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), son rôle en matière de vérification demeure toujours aussi important. Une des fonctions principales de l’AIEA, conformément à l’article III du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), est d’assurer un usage sûr et pacifique des matières nucléaires, en vue d’empêcher que l’énergie atomique ne soit détournée vers la fabrication d’armes ou d’autres dispositifs nucléaires. Pour ce faire, l’organisation qui dispose d’un budget pour la vérification de 121 millions a établi des accords et des garanties régissant l’inspection de plus de 145 pays ; elle supervise actuellement 900 centrales et installations nucléaires dans le monde.

Compte tenu des ressources limitées de l’AIEA, les débats actuels portent notamment sur l’amélioration des contrôles. La question est de savoir s’il est nécessaire de renforcer l’application des systèmes de garanties de l’AIEA dans tous les pays ou s’il faudrait plutôt que l’Agence concentre ses efforts sur les pays dont le non-respect est notoire. Deux camps distincts s’opposent, résultant de conceptions divergentes sur la nature du système international. D’un côté, un camp adhère à une vision libérale du monde qui prône un système de sécurité collective fondé sur la coopération et des mécanismes de résolution de conflit. De l’autre, le monde est conçu comme étant anarchique et nécessitant l’usage de la force militaire, dans une perspective plus réaliste. Ces visions influencent le choix des méthodes jugées comme étant les plus efficaces en matière de vérification. L’objectif est ici de présenter les enjeux associés à chacune de ces positions.

Réaliser les mêmes activités de vérification dans tous les pays…

Les principes au cœur de l’architecture des normes en matière de vérification dans le domaine nucléaire reposent sur la non-discrimination et l’universalité. Selon cette conception, l’utilisation de la force pour empêcher que des États obtiennent des armes nucléaires est fortement déconseillée et jugée comme étant contreproductive. En fait, cette vision considère que des pratiques unilatérales d’intervention risquent d’occasionner plus de tort que de bien à la sécurité internationale. Dès lors, pour que la vérification demeure un outil de renforcement des garanties de sécurité, il est essentiel que l’Agence ne s’ingère pas de manière excessive dans les affaires internes des États.

Favoriser une adhésion quasi-universelle aux garanties de l’AIEA nécessite que la vérification soit non discriminatoire. La vérification doit agir comme une mesure d’instauration de la confiance dans le but de permettre le respect des accords par toutes les parties. Il ne faut pas qu’elle ait pour effet d’isoler les États mais, bien au contraire, de les réintégrer dans la communauté internationale. Par conséquent, la vérification ne doit pas être vue comme une fin en soit, mais comme un instrument pour parvenir à ce que toutes les parties respectent les accords, conformément au principe deux des Seize principes de vérification, adoptés par la Commission du désarmement de l’ONU.

Dans cette conception, l’Agence devrait aider les États qui ont la volonté de mettre en œuvre leurs obligations, mais dont les ressources et les capacités nationales sont limitées, plutôt que de concentrer ses ressources sur des États récalcitrants. Par exemple, certains États rencontrent de graves problèmes pour contrôler les activités menées sur leur territoire par des individus ou des entités non gouvernementales, alors que ces contrôles sont obligatoires. Ces obligations découlent notamment de la résolution 1540 (2004) du Conseil de Sécurité qui vise à renforcer l’application des législations et dispositifs nationaux pour contrer les armes de destructions massives. Ainsi, dans certaines parties de l’ex-URSS, du matériel nucléaire insuffisamment contrôlé pourrait être dérobé. Si ces États bénéficient de l’assistance de l’AIEA, ainsi que de celles accordées par les traités régionaux instituant des zones exemptes d’armes nucléaires, ils pourront en tirer avantage sur le plan de leur sécurité nationale en contrôlant mieux leur territoire, ce qui renforcera en retour la sécurité internationale.

… ou concentrer ses efforts sur les pays dont le non-respect est notoire

Dans les accords multilatéraux de vérification, le principe de non-discrimination implique d’appliquer systématiquement le même niveau de vérification à tous les États parties, ce qui augmente significativement les coûts. Considérant les ressources limitées de l’AIEA, certains cercles, pensent qu’il serait mieux de se concentrer uniquement sur la minorité d’États tentés de violer les traités et qui représente une véritable menace pour la sécurité internationale. À titre d’exemple, le discours sur l’état de l’Union du président George W. Bush en 2002 dénonçait l’existence d’un « axe du mal », qui visait spécifiquement la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran. Actuellement, deux de ces pays continuent de susciter de fortes préoccupations sur la scène internationale et font l’objet d’enquêtes pour des activités nucléaires illicites.

Présentement, les traités et les accords multilatéraux et bilatéraux régulant le régime de non-prolifération nucléaire prévoient des mesures rigoureuses pour sanctionner un État qui ne respecte pas ses engagements. Dans le cas d’un non-respect délibéré, la question peut être portée à l’attention du Conseil de sécurité, qui peut agir en vertu du chapitre VI et VII de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire autoriser une mission d’enquête, des sanctions diverses ou le recours à la force. Par le passé, le Conseil de sécurité a adopté des résolutions, assorties de sanctions, condamnant l’Iran et la Corée du Nord en raison des risques de prolifération que présentent leurs programmes nucléaires et leur entêtement à ne pas se conformer aux exigences de l’AIEA. Lors de la détection de violations, la vérification permet d’inciter la partie incriminée à revenir à une situation de conformité.

Suite aux attentats du 11 septembre 2001, la crainte que du matériel nucléaire puisse tomber entre les mains de réseaux terroristes ou d’États avec des intentions malveillantes a grandi. De nombreux gouvernements ont adopté des politiques qui visent à lutter directement contre les « États voyous » en adoptant une attitude intransigeante à leur égard. Ainsi, la stratégie de George W. Bush refusait tout compromis et avait pour objectif de changer les régimes en place. De nouvelles mesures ont été prises afin d’empêcher que des États mal intentionnés ou des réseaux terroristes obtiennent la technologie ou le matériel nécessaire au développement d’armes nucléaires. Ces politiques se basent notamment sur la mise en œuvre d’actions militaires préventives et de programmes fondés sur l’usage de missiles défensifs comme le bouclier antimissile, ainsi que sur des stratégies de contre-prolifération à l’égard des menaces potentielles comme la création de « mini-nukes » destinés à lutter contre des installations détenues par des groupes terroristes tel que Al-Qaïda. Cette tendance montre le changement progressif qui s’est opéré au sein du régime nucléaire, les ententes juridiques et les actions diplomatiques ayant laissé place à des stratégies de défense actives qui de fait interdisent l’accès des technologies nucléaires à certains États.

Les risques de la non-négociation

Certains experts croient que les sanctions et les actions unilatérales auraient plutôt un effet contraire à celui recherché. Par le passé, l’emploi de la force s’est plutôt traduit par l’adoption de comportements non conformes par les États visés. Par exemple, l’attaque israélienne contre les installations nucléaires d’Irak en 1981 a incité Saddam Hussein à enterrer ses installations. Lorsque le programme clandestin d’armement nucléaire irakien a été découvert au début des années 1990, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA a adopté un protocole additionnel aux accords de garanties en 1997 qui incluait la vérification d’éventuelles matières non déclarées. Cet incident a démontré que l’emploi de la force ne fait, au mieux, que reporter les problèmes, alors que la diplomatie offre plus de chances d’aboutir à la résolution durable du conflit.

L’usage de menaces et l’adoption d’une attitude intransigeante à l’égard des États désireux de se doter de l’arme nucléaire provoqueraient un repli sur eux-mêmes de ces régimes, qui radicalisent leurs positions pour garantir leur survie. Conséquemment, la voie diplomatique et les négociations multilatérales conduites avec les États proliférants, tels l’Iran et la Corée du Nord, constituent des alternatives plus intéressantes que le refus de dialoguer. Le spécialiste sur les enjeux nucléaires, John Simpson, évoque même l’idée de convaincre les États nucléaires déclarés mais non reconnus par le TNP – l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël – de jouer un rôle plus important en matière de non-prolifération nucléaire, si la communauté internationale accepte en retour de les reconnaître comme des États nucléaires. D’autres initiatives sont également mises de l’avant afin de réintégrer ces États à la communauté internationale. Il reste toutefois à voir si les États parties du TNP seront disposés à les mettre en œuvre. Selon Mohammed El Baradei, ancien Directeur général de l’AIEA et récipiendaire du Prix Nobel de la paix, « les solutions négociées ont toujours des effets plus durables que les solutions imposées. Seule une issue acceptée sans contraintes par toutes les parties concernées a des chances de durer ».

Conclusion

Force est de constater que la situation internationale en matière de sécurité a considérablement évolué au cours de la dernière décennie, engendrant des répercussions majeures sur la non-prolifération, le contrôle des armements et le désarmement. Par conséquent, il semble que les mécanismes adoptés pour réguler l’usage des matières nucléaires dans les années 1960 et 1970 soient dépassés par les réalités d’aujourd’hui. En l’absence d’un système de sécurité collective efficace pour réagir contre les États qui ne se conforment pas aux exigences de l’AIEA, le système fondé sur l’universalité et la non-discrimination semble voué à l’échec. Compte tenu des ressources limitées dont l’AIEA dispose, il serait judicieux pour l’Agence de limiter ses efforts auprès des États qui ne respectent pas le TNP, afin de s’investir à trouver des solutions durables pour assurer la sécurité internationale. Des initiatives diplomatiques et des négociations multilatérales doivent être mises en place pour explorer de nouvelles stratégies afin de réintégrer ces États dans la communauté internationale. Pour atteindre un monde sans armes nucléaires, comme l’indique Mohammed El Baradei, « la seule solution est de faire en sorte que ceux qui estiment avoir besoin de l’arme atomique décident d’eux-mêmes que ce n’est plus nécessaire ».

Pour aller plus loin

Agence internationale de l’énergie atomique. 2011. Accords de garanties et protocoles additionnels de l’AIEA. Vérification du respect des engagements de non-prolifération nucléaire. Vienne : AIEA.

Laserre, Isabelle. 2006. « Combattre la prolifération – Entretien de Mohamed Elbaradei. » Politique internationale 111. En ligne :
http://www.iaea.org/newscenter/transcripts/2006/pi_spring2006.html (24 mai 2012)

Simpson, John. 2004. « Le régime de non-prolifération des armes nucléaires : retour vers le futur ? » Forum du désarmement 1 : 5-16.

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