Le Sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai à Douchanbe et la régionalisation de la sécurité en Asie Centrale
Par Nicola P. Contessi, candidat au doctorat en science politique, Université Laval
Alors que l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) prend une importance croissante, de nombreux observateurs occidentaux tentent d’en déchiffrer les dynamiques internes. Le récent Sommet de Douchanbe (Tadjikistan), qui s’est déroulé à la fin du mois d’août 2008, permet de dresser un bilan partiel de l’état de la coopération au sein de cette institution. Il a notamment révélé l’importance des défis que l’évolution récente du contexte international pose au développement futur de l’organisation : la question de l’élargissement, particulièrement l’admission de l’Iran ; l’extension des domaines de coopération ; la crise russo-géorgienne ; et la détérioration des relations russo-américaines. Ces enjeux touchent au cœur de « l’Esprit de Shanghai », c’est-à-dire au fondement normatif de l’OCS, qui se définit comme le paradigme d’une nouvelle vision dans le champ de la sécurité internationale susceptible de refaçonner la conduite des relations interétatiques sur la base des principes de confiance réciproque, de coopération gagnant-gagnant, de non-ingérence et de respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale.
L’OCS : acteur non négligeable de la lutte anti-terroriste en Asie centrale
Depuis sa fondation en 2001, l’OCS s’est rapidement affirmée comme un important joueur pour la sécurité en Asie Centrale, jusqu’à devenir le principal contrepoids à la pénétration occidentale dans la région. Le mandat de cette organisation, qui regroupe la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Russie, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, touche aux menaces asymétriques, à savoir le terrorisme, le séparatisme, et l’extrémisme. Dans les faits, l’axe de coopération principal concerne la lutte au terrorisme, cette dernière étant aussi utilisée comme justification pour combattre des mouvements séparatistes ou d’opposition politique. En effet, la région compte plusieurs épicentres du radicalisme islamique. Sans compter l’Afghanistan et la ‘ceinture pachtoune’, la vallée de Ferghana abrite l’Islamic Movement of Uzbekistan, et le Xinjiang des formations comme l’East Turkestan Islamic Movement. Afin de gérer ces menaces potentielles, la Regional Antiterrorist Structure fut créée en 2004. Cette agence s’occupe de soutenir l’application de la Convention OCS sur la lutte au terrorisme de 2001 par la coordination et l’analyse des renseignements, l’échange d’information et l’harmonisation entre les législations nationales des pays membres. Des exercices de lutte au terrorisme se succèdent à tous les deux ans depuis 2003. Le dernier en date, Peace Mission 2007, a cependant suscité des inquiétudes dans les pays occidentaux à cause de la mobilisation disproportionnée de systèmes AWACS, de bombardiers stratégiques et d’artillerie lourde.
En 2007, afin d’augmenter la coordination dans la lutte au terrorisme, l’OCS a conclu une entente avec la Collective Security Treaty Organisation (CSTO), l’autre grande organisation régionale de sécurité. Au début de 2008, celle-ci a conduit à des plans d’action conjoints. Tel que souhaité par les chefs des deux organisations, ce rapprochement entend restituer aux pays de la région le maintien de la stabilité et de la sécurité.
Enfin, l’OCS se taille un rôle grandissant en Afghanistan. Alors qu’un Groupe de contact est en place depuis 2004, le Sommet de Bichkek de 2007 a décrété l’urgence de renforcer la coopération avec ce pays dans la lutte au terrorisme et au trafic de stupéfiants. De plus, le président russe a proposé d’organiser une conférence régionale sur l’Afghanistan sous les auspices de l’OCS. Pour sa part, Hamid Karzaï – qui a déjà participé à plusieurs sommets de l’OCS – a exprimé la volonté de son pays d’intensifier ses relations avec le Groupe de contact et d’obtenir le statut d’observateur au sein de l’organisation.
Les écueils de Douchanbe
En dépit de ces résultats, l’agenda du Sommet a révélé la persistance d’un certain nombre de difficultés liées notamment à une rivalité russo-chinoise latente, mais aussi l’émergence de nouveaux défis touchant aux fondements mêmes de l’institution.
Un premier enjeu concerne l’élargissement de l’OCS et l’admission à plein titre des pays ayant présentement le statut d’observateur, notamment l’Inde, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan. Il s’agit d’un dossier d’autant plus épineux que l’Iran se trouve en tête de file suite à l’officialisation de sa candidature en mars 2008. Alors qu’elle jouit de l’appui du Tadjikistan et de la Russie, désireuse de diluer le poids de la Chine, une décision favorable à l’entrée de la République islamique n’est pas acquise en raison d’un moratoire sur les nouvelles admissions. La Chine, qui entretient par ailleurs d’excellents rapports avec l’Iran, s’inquiète que son admission puisse entraîner une confrontation avec l’Occident, en raison des tensions entourant le programme nucléaire iranien. Le sommet de Douchanbe est donc resté vague et a mis de l’avant une formule pour faciliter une collaboration plus étroite avec les États observateurs, promus au rang de SCO Dialogue Partners. Dans l’attente d’une solution permettant de sortir de cette impasse qui bloque l’admission de tout autre candidat, le Sommet a chargé un groupe de travail d’étudier les critères pour l’admission de nouveaux membres. Toutefois, si l’ambition de l’OCS est de devenir un acteur réellement régional, il est primordial qu’elle règle cette question. D’autant plus qu’une action efficace contre le terrorisme – sa mission centrale – passe inévitablement par la coopération avec des pays comme le Pakistan et l’Afghanistan.
Les priorités différentes en termes d’extension des domaines de coopération révèlent une divergence plus profonde entre les visions de Moscou et de Pékin sur le rôle de l’organisation. Si la Chine souhaite approfondir le volet économique, notamment par la constitution d’une zone de libre-échange, Moscou se montre récalcitrant. Craignant de se faire marginaliser définitivement par la Chine, la Russie presse plutôt pour la formation d’un « club énergétique ». Le calcul russe est de pouvoir dominer ce cartel et dicter les termes du commerce d’hydrocarbures. Un projet à l’égard duquel la Chine reste tiède, appréhendant les effets d’une relation asymétrique.
De façon prévisible, le Sommet de Douchanbe a refusé de sanctionner l’intervention russe en Géorgie et n’a pas non plus donné l’appui de l’OCS à la reconnaissance unilatérale des provinces de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Une décision contraire aurait non seulement contredit l’Esprit de Shanghai mais aurait aussi renié la raison d’être de l’organisation, dont un volet prévoit la coordination des actions de contrôle des mouvements séparatistes œuvrant dans ses États membres. De plus, elle aurait pu constituer un précédent susceptible d’être invoqué par d’autres pour justifier des interventions futures ou reconnaître d’éventuelles sécessions dans leurs propres territoires. Cette réaction est aussi symptomatique de la crainte des Républiques d’Asie Centrale (RAC) de voir Moscou intervenir en faveur des minorités russophones. Mais elle est aussi révélatrice de l’emprise chinoise sur l’organisation : la Chine étant particulièrement touchée par le problème des minorités, elle s’oppose à toute violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale. De plus, elle consacre en quelque sorte le rôle de Pékin comme garant de la stabilité régionale pour les RAC. Toutefois, cette prise de position pourrait se traduire par l’affaiblissement de l’engagement de la Russie dans l’organisation et sa réorientation vers des institutions telle que la CSTO, à l’abri du contrepoids chinois.
Enfin, une séquence d’événements a contribué à la détérioration des relations russo-américaines : le projet de défense antimissile en Pologne et République tchèque, les révolutions colorées, l’élargissement envisagé de l’OTAN à la périphérie de la Russie et enfin le rejet des objections russes à l’indépendance du Kosovo. Face à ces frictions, la Russie a essayé à maintes reprises de transformer l’OCS en une véritable alliance afin d’équilibrer l’offensive américaine. Si ses partenaires, au moins dans la rhétorique, se sont jusqu’à là prêtés au jeu, le durcissement du clivage va inévitablement rendre les membres de l’OCS plus prudents. Le désir de maintenir la position non-alignée et de non confrontation qui a guidé son développement est, en effet, cruciale pour la continuation de la stratégie de régionalisation de l’OCS. La Chine surtout a besoin d’éviter toute aggravation de sa propre rivalité avec les États-Unis. Toutefois, Pékin devra utiliser toute sa créativité pour maintenir l’équilibre entre les deux parties.
Conclusion : perspectives futures
Ces obstacles vont-ils affaiblir le projet de sécurité régionale que représente l’OCS ? La rivalité russo-chinoise va-t-elle éclater jusqu’à provoquer son effondrement ? Pas nécessairement.
Premièrement, malgré les ambiguïtés des relations sino-russes, il serait prématuré de voir dans ces divergences le signal d’un éclatement d’un projet voué à la réconciliation des intérêts. Les progrès réalisés à Douchanbe dans le domaine traditionnel de l’OCS, avec la signature d’un accord de coopération en matière de trafic illégal d’armes à feu, munitions et explosifs, témoignent de la capacité des deux États de surmonter leurs divergences lorsque des intérêts communs entrent en jeu.
Deuxièmement, la Chine, membre fondateur de l’OCS, semble être consciente des possibles conséquences des difficultés actuelles. En effet, le discours du président Hu Jintao à Douchanbe semblait une incitation au rassemblement. « En dernière analyse, a-t-il dit, la solution des problèmes de la région dépend de la capacité des pays de la région de renforcer leur unité ». Les membres de l’OCS sont donc invités à rester unis devant « toutes sortes de défis, et à considérer la construction d’une région harmonieuse et caractérisée par une paix durable et une prospérité commune comme le but à long terme de notre organisation ». À cet égard, la solution peut passer par une utilisation accrue des mécanismes de coordination moins officiels, comme le Conseil des ministres des Affaires étrangères et le Conseil des Coordonnateurs nationaux, dans lesquels la routinisation des consultations peut permettre la réalisation de compromis et l’adoucissement des divergences plus facilement que l’atmosphère politisée des Sommets des Chefs d’État.
Troisièmement, le Sommet de Moscou de la CSTO, semble avoir montré les limites de la capacité russe de manipuler ses ex-républiques. Ayant essuyé un deuxième refus à la reconnaissance unilatérale des deux provinces géorgiennes, il est possible que la Russie modère ses prétentions, d’autant que la crise financière internationale risque de peser désormais sur ses moyens. En outre, l’évolution des rapports russo-américains pourrait bien changer de direction suite aux résultats des élections américaines. De l’autre coté, la rupture recherchée par la Russie de par sa gestion de la crise géorgienne pourrait même se conclure par l’affaiblissement de la position américaine en révélant les limites de la protection occidentale et en suggérant aux États du Caucase la nécessité de renforcer leurs relations avec la Russie.
Pour aller plus loin :
Basset, Laurence. “L’Organisation de Coopération de Shanghai face aux défis régionaux”. Sécurité Mondiale, No 23, octobre-novembre 2006.
Kellner, Thierry. L’Occident de la Chine. Pékin et la nouvelle Asie centrale (1991-2001). Paris : Presses universitaires de France, 2008.