Mettre l’IA au service de la diversité culturelle
Destiny Tchéhouali est cotitulaire d’une nouvelle Chaire de recherche visant à promouvoir les contenus francophones dans l’espace numérique.
La création de la Chaire survient dans un contexte marqué par de nombreux questionnements sur l’avenir de la culture et des savoirs de langue française à l’ère numérique, ainsi que par un développement accéléré de l’IA générative et autres technologies numériques.
Par Claude Gauvreau
Devenir un pôle d’excellence en matière de réflexion et de production des savoirs, et construire des ponts avec la Francophonie, voilà le mandat de la nouvelle Chaire de recherche du Québec sur l’intelligence artificielle (IA) et le numérique francophones. Destiny Tchéhouali, professeur au Département de communication sociale et publique, en est cotitulaire avec Jonathan Roberge, professeur à l’INRS. Grâce à un financement de près de 1,8 million de dollars du Fonds de recherche du Québec – Société et culture, la Chaire axera ses travaux sur l’exploitation de l’IA pour diversifier et enrichir l’accès aux contenus culturels et médiatiques francophones (fictions, documentaires, séries télé, musique, livres) sur les plateformes numériques.
« La création de la Chaire survient dans un contexte marqué par de nombreux questionnements sur l’avenir de la culture et des savoirs de langue française à l’ère numérique, ainsi que par un développement accéléré de l’IA générative et autres technologies numériques », explique Destiny Tchéhouali, qui est aussi titulaire de la Chaire UNESCO en communication et technologies pour le développement. Selon lui, il est important d’identifier les stratégies et les expertises dont le Québec doit se doter afin de favoriser la découvrabilité des productions culturelles francophones, lesquelles sont minorisées sur les plateformes numériques transnationales (YouTube, Netflix, Amazon, Prime Video, Apple TV, Disney+) et peu considérées par les modèles de langage automatisés.
L’équipe de la Chaire est composée de neuf chercheurs et chercheuses de l’UQAM, de l’INRS, de l’Université Concordia et de l’Université Laval, en plus de compter sur une quarantaine de collaborateurs et de partenaires provenant des milieux de pratique, tels que l’Agence francophone pour l’intelligence artificielle (AFRIA), Culture pour tous, la Société des arts technologiques et l’Observatoire de la langue française de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).
« L’un des enjeux concerne la qualité des bases de données d’entraînement des algorithmes et la manière dont elles façonnent les avancées dans le traitement du langage naturel. Les systèmes d’IA carburent aux données. Si on s’appuie sur une masse critique de données en anglais, il ne faut pas s’étonner que des biais algorithmiques discriminatoires surviennent. »
Destiny Tchéhouali,
Professeur au Département de communication sociale et publique
Un écosystème techno-scientifique
Les travaux de la Chaire se développeront selon trois grands axes. Le premier portera sur l’écosystème techno-scientifique de l’IA au Québec, un modèle d’innovation encourageant les synergies entre les acteurs de l’industrie et de la recherche ainsi que l’État. La Chaire identifiera les particularités de cet écosystème en dégageant les dynamiques qui y sont à l’œuvre.
« On sait que les intérêts des acteurs peuvent parfois diverger, note Destiny Tchéhouali. Les acteurs industriels, par exemple, sont souvent préoccupés par la dimension économique des innovations technologiques et par leur mise en marché, alors que la communauté de recherche est particulièrement sensible aux enjeux sociétaux et éthiques qui leur sont associés. » La Chaire souhaite aussi contribuer à éclairer les décisions de l’État dans la mesure où le déploiement rapide de l’IA interpelle les politiques publiques. « Notre approche consiste à faire dialoguer ces acteurs autour d’une préoccupation centrale : la défense de la diversité culturelle et linguistique dans l’espace numérique », indique le professeur.
Une des orientations prioritaires de la Chaire consistera à favoriser la littératie et la participation citoyenne autour du déploiement de l’IA et du numérique au Québec et dans la francophonie en général. « Il est important que les citoyens et citoyennes comprennent mieux la façon dont les algorithmes fonctionnent et soient mieux outillés pour naviguer dans les environnements numériques, estime Destiny Tchéhouali. L’objectif est d’éviter de nouvelles fractures numériques entre les générations et entre différents groupes sociolinguistiques. »
Accroître la découvrabilité des contenus francophones
Le deuxième axe de recherche de la Chaire concerne les enjeux socioculturels, en particulier la découvrabilité des contenus culturels francophones, généralement noyés dans un environnement numérique marqué par la surabondance des productions internationales, principalement anglophones, et où les prescriptions algorithmiques, basées sur des impératifs commerciaux de rentabilité et de popularité, guident le classement et la sélection des contenus sur les interfaces d’accueil.
« Il existe une appétence pour les contenus nationaux et locaux de qualité auxquels les publics peuvent s’identifier, mais encore faut-il que ces contenus soient promus et recommandés par les algorithmes. »
La Chaire étudiera les bouleversements en cours sur les plans de la production, de la distribution et de la consommation des contenus francophones. Pour le professeur, la montée en puissance de l’IA générative (ChatGPT, par exemple) change la donne concernant la culture algorithmique « Cela se manifeste, entre autres, par l’automatisation des capacités créatives de contenus. Les producteurs de contenus insistent pour que l’humain soit au cœur de ce qui se développe, pour qu’on ne succombe pas à un monde où les machines décideraient de tout ce que nous devons consommer en matière de culture, pour que l’on contrôle le paramétrage des algorithmes. »
Les chercheurs de la Chaire s’intéresseront à l’amélioration des structures de classification, d’organisation et de catégorisation des données culturelles qui nourrissent les choix des algorithmes, afin que ces derniers soient plus ouverts à la promotion, à la mise en valeur et à la recommandation des contenus de langue française. « L’un des enjeux concerne la qualité des bases de données d’entraînement des algorithmes et la manière dont elles façonnent les avancées dans le traitement du langage naturel, souligne Destiny Tchéhouali. Les systèmes d’IA carburent aux données. Si on s’appuie sur une masse critique de données en anglais, il ne faut pas s’étonner que des biais algorithmiques discriminatoires surviennent. »
En matière de consommation, le chercheur croit qu’il faut développer une compréhension plus fine de ce qui motive les pratiques de visionnement et de partage des contenus culturels et informationnels francophones en ligne, en particulier chez les jeunes. « Il existe une appétence pour les contenus nationaux et locaux de qualité auxquels les publics peuvent s’identifier, mais encore faut-il que ces contenus soient promus et recommandés par les algorithmes. La Chaire développera une expertise dans l’analyse des données d’usage, en collaboration avec des partenaires, notamment l’Observatoire de la culture et des communications du Québec. »
Gouvernance, réglementation et politiques publiques
Le troisième axe de recherche portera sur la gouvernance, la réglementation et le devenir des politiques publiques en lien avec le développement de l’IA et du numérique en français. « Les questions de gouvernance, de transparence et d’imputabilité sont fondamentales, observe Destiny Tchéhouali. Il s’agit de produire des connaissances qui contribueront à éclairer les débats autour des processus législatifs et réglementaires concernant l’utilisation responsable de l’IA et du numérique. »
L’enjeu de la gouvernance de l’IA et du numérique en français au Québec se déclinent sous deux angles complémentaires, ceux de la citoyenneté et de la souveraineté numériques, poursuit le professeur. La citoyenneté numérique touche, notamment, les services numériques rendus à la population et les processus d’automatisation de certaines prestations gouvernementales. Quant à la question de la souveraineté numérique, elle se pose dans un contexte marqué par les risques de colonialisme numérique dus à la proximité et à l’emprise des géants du Web et fournisseurs nord-américains d’IA.
Pour inverser la tendance du déclin de l’usage du français dans l’environnement numérique, l’équipe de la Chaire entend partager les bonnes pratiques entre les autorités publiques, le secteur privé, la société civile et le milieu de la recherche. « L’idée est de favoriser, tant sur la scène nationale qu’internationale, la concertation entre les différents acteurs dans la perspective d’établir un nouveau contrat culturel », relève Destiny Tchehouali.
La Chaire suivra de près les discussions entourant le projet de loi fédéral sur l’intelligence artificielle et les données (LIAD), l’une des composantes du projet de loi C-27 sur la mise en œuvre de la Charte du numérique. Elle entend aussi participer à la consultation pour un encadrement législatif au Québec sur la découvrabilité des contenus culturels francophones dans l’environnement numérique, consultation qui découle du rapport « La souveraineté culturelle du Québec à l’ère du numérique : rapport du comité-conseil sur la découvrabilité des contenus culturels. »