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Antonios Vlassis

Trois enjeux de tensions entre la Commission et le milieu du cinéma

23 novembre 2012

Depuis un certain temps, une forte polémique a éclaté entre la Commission européenne et les professionnels européens du cinéma. La controverse se fonde sur trois enjeux : d’une part sur le caractère et la portée du nouveau programme de la Commission européenne Europe Créative ; d’autre part sur le traitement des services audiovisuels non-linéaires comme la vidéo à la demande (VàD, ou VOD pour « Video On Demand ») dans le droit communautaire et les accords commerciaux ; et enfin, sur le traitement des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) dans la législation européenne en matière d’audiovisuel et la légitimité de la taxe française sur les FAI.

En premier lieu, doté d’un budget de 1,8 milliard d’euros pour la période 2014-2020, le nouveau programme européen Europe Créative se veut un cadre institutionnel censé réunir les programmes existants Culture, MEDIA (Mesures en faveur du Développement et de l’Encouragement de l’Industrie Audiovisuelle) et MEDIA Mundus. Ainsi, plus de 900 millions d’euros seront consacrés au secteur cinématographique et audiovisuel et près de 500 millions d’euros à la culture. 60 millions d’euros seront alloués à la coopération politique et à l’action en faveur de l’innovation pour le développement du public et l’élaboration de nouveaux modèles commerciaux et plus de 210 millions d’euros à un nouveau fonds de garantie consacré à couvrir l’octroi de prêts bancaires aux petits opérateurs jusqu’à concurrence d’un milliard d’euros. Le budget proposé représente une augmentation de 37 % par rapport au budget actuel. Pour la période 2007-2013, le programme MEDIA a bénéficié de 755 millions d’euros, auxquels s’ajoutent 15 millions d’euros pour MEDIA Mundus au cours de la période 2011-2013, destiné la coopération internationale en matière d’audiovisuel ; quant au programme Culture, il a été doté d’une enveloppe de 400 millions d’euros.

Cependant, les professionnels européens du cinéma ont déjà exprimé leurs inquiétudes quant à la restructuration imminente du MEDIA. Ils craignent que la fusion de ce programme majeur de soutien au cinéma européen avec d’autres programmes de l’Union européenne (UE) ait comme conséquence de lui faire perdre son autonomie, son caractère et ses marges de manœuvre budgétaires. Ainsi, le 23 avril dernier, Europa Distribution, Europa International, Europa Cinémas et l’association Auteurs-Réalisateurs-Producteurs (ARP) ont lancé une pétition en faveur de l’augmentation du budget pluriannuel pour la culture et les contenus créatifs et pour souligner l’importance du MEDIA pour la distribution des œuvres audiovisuelles au sein de l’UE. Représentant un important réseau de professionnels européens de l’audiovisuel et du cinéma, les associations ont développé deux types de propositions. La première : le futur programme MEDIA devrait prendre en compte la spécificité du secteur audiovisuel, en combinant largement ses dimensions industrielles et culturelles. La seconde : les aides financières de l’UE devraient maintenir prioritairement leur base traditionnelle, la distribution (locale et internationale) et l’exposition en salle des œuvres européennes. Assurant la continuité avec les programmes actuels, il s’agit de promouvoir la circulation transnationale des œuvres audiovisuelles et des professionnels et de soutenir la distribution des œuvres dans les salles, ainsi que sur d’autres plateformes et modes de diffusion, tels que la télévision, la vidéo à la demande, les services en ligne et les festivals.

D’ailleurs, lors du troisième Congrès de la Fédération internationale des Coalitions pour la diversité culturelle (FICDC)[+], tenu à Bratislava à la fin de septembre 2012, les organisations professionnelles de la culture ont adopté une résolution relative à l’avenir du programme Europe créative. Il s’agit de demander à la Commission européenne de garantir l’autonomie des programmes et la préservation de la spécificité de MEDIA/MEDIA Mundus à travers « la précision des sommes consacrées aux lignes directrices du programme », de respecter les principes de la Convention sur la diversité des expressions culturelles, ainsi que de reconnaître les besoins particuliers des petites structures du spectacle vivant et leur rôle central dans la promotion de la diversité culturelle.

En deuxième lieu, dans le cadre de la consultation de la Commission européenne sur un futur accord commercial entre les États-Unis et l’UE, les Coalitions européennes pour la diversité culturelle ont adopté une position commune qu’elles ont adressé à la direction générale (DG) « Commerce ». Selon les Coalitions, une des priorités majeures des États-Unis consiste à intégrer les services audiovisuels non-linéaires dans l’agenda des négociations des accords commerciaux. Soulignons que la distinction entre services linéaires et services non-linéaires repose sur la question de savoir qui prend la décision du moment où une émission est diffusée et s’il existe une programmation. Le service linéaire est un service dans lequel c’est le radiodiffuseur qui décide du moment et de la programmation, tandis que pour un service non-linéaire c’est l’utilisateur qui décide[+]. Ainsi, les services non-linéaires correspondent à un service de média audiovisuel pour lequel l’utilisateur décide du moment où un programme spécifique est transmis sur la base d’un éventail de contenus sélectionnés par le fournisseur de services de médias (services de VàD, par exemple)[+] Selon les Coalitions, dans le cadre des discussions sur un Indice de restrictivité des échanges de services (IRES) relatif à l’audiovisuel déroulées auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et lors de ses discussions avec la Commission européenne, l’administration des États-Unis cherche à intégrer ces nouveaux services non-linéaires dans les technologies d’information et de communication, en leur refusant le statut d’un service audiovisuel, et, par extension, à obtenir la libéralisation du secteur. En effet, les professionnels de la culture demandent à la Commission une exclusion horizontale de la totalité des services culturels et audiovisuels des négociations commerciales avec les États-Unis.

Ajoutons que suite à des questions posées par des eurodéputés français relativement à la place de la culture dans les futures négociations avec les États-Unis, le Commissaire en charge du commerce international a répondu le 5 septembre 2012 que les discussions avec les États-Unis se trouvent dans un stade relativement précoce et, pour cela, ne se concentrent pas sur « des sujets spécifiques dans des secteurs particuliers comme les services culturels ou audiovisuels ».

Enfin, lors des rencontres cinématographiques de l’ARP (Association des auteurs, réalisateurs, producteurs), tenues du 18 au 20 octobre à Dijon, les professionnels français et européens du cinéma ont lancé un manifeste en faveur de l’exception culturelle, dénonçant fortement les pratiques de la Commission européenne dans le paysage cinématographique. La raison de la polémique est que la Commission affiche des réticences vis-à-vis de la validation de la taxe française sur les distributeurs de services de télévision.

Le principe sur lequel se fondent les politiques publiques françaises en matière de cinéma est que les diffuseurs des œuvres cinématographiques, quels qu’ils soient, doivent participer au financement des films français et européens à travers le système de coproduction. Le modèle cinématographique français se caractérise par un instrument unique d’intervention, le Centre national du cinéma (CNC) et un système de soutien à l’industrie cinématographique fondé sur un mécanisme autonome de transfert et de redistribution qui est lié aux performances du marché et non au budget de l’État. Ainsi, une partie du financement provient d’une taxe prélevée sur le prix du billet par chaque spectateur, qui équivaut en moyenne à 11% du prix des places. À cette ressource s’ajoutent les contributions des diffuseurs télévisuels, la taxe sur l’édition vidéo, une taxe sur les FAI, etc. Les politiques cinématographiques françaises amènent alors les concurrents du cinéma français à être en situation de symbiose avec ce dernier qui est également financé par les recettes du cinéma hollywoodien depuis les origines du système et par la télévision et la vidéo depuis le milieu des années 1980[+]. Ainsi, qu’il s’agisse de la production, de la diffusion ou des produits dérivés, l’encadrement règlementaire est fort et efficace puisque la France est le premier producteur de films en Europe (272 films en 2011) et elle est, par le biais des coproductions, le pivot de l’activité cinématographique européenne (120 coproductions en 2011) ; en plus, les films financés par le CNC affichent des résultats satisfaisants autant sur le marché domestique[+] que sur le marché européen (The Artist, Intouchables, Taken 2, Les petits mouchoirs). Pour cela, les professionnels français et européens du cinéma considèrent que les FAI doivent s’intégrer dans le modèle de financement, au même titre que les autres diffuseurs comme la télévision traditionnelle, les exploitants, etc. En revanche, pour la Commission, la réforme française qui prévoyait de taxer l’intégralité des revenus des FAI est contraire à la directive télécoms de 2002 et, en effet, aux termes de la directive, les activités des télécoms ne doivent pas être soumises à des contributions en faveur du cinéma et de l’audiovisuel. Rappelons que cette réforme a été votée il y a plus d’un an et, entretemps, la France a mis en place une taxe résiduelle de 0,9 % sur les télécoms visant à combler l’absence de publicité en soirée sur les chaînes de télévision.

Dans leur déclaration intitulée « Acte II de l’Exception culturelle », les professionnels du cinéma demandent une « politique européenne de promotion de l’exception culturelle numérique ». Il s’agit d’exiger que « la taxe sur les distributeurs de services de télévision soit validée au plus tôt » et que « les aides au secteur culturel soient exemptées de notification à Bruxelles, à l’instar de la recherche et du développement ». Enfin, les professionnels demandent une révision de la directive sur les Services de médias audiovisuels[+] pour « prendre en compte tous les acteurs non régulés qui diffusent ou permettent la diffusion des films ». À cette polémique s’ajoutent les conclusions d’un rapport d’enquête de la Cour française des comptes qui a étudié le modèle économique du CNC et a jugé qu’il serait utile de changer la philosophie du financement de l’audiovisuel français, en s’appuyant sur les besoins et non plus sur les recettes, évaluant également que « l’affectation de taxes à cet établissement l’a conduit à programmer des dépenses de façon tout aussi dynamique que l’étaient ses ressources ».

Pour résumer, il s’avère que l’enjeu actuel le plus considérable est d’une part la place et le rôle des FAI dans le paysage cinématographique européen et, d’autre part, le traitement des services audiovisuels non-linéaires comme la vidéo à la demande dans les accords commerciaux et le droit communautaire. Il est clair que le discours de la Commission suscite depuis longtemps une méfiance apparente au sein des milieux cinématographiques européens. Son double langage se fonde, d’un côté, sur une intégration positive du paysage cinématographique européen à travers la mise en place d’une politique de régulation et de soutien communs ; d’un autre côté, sur une intégration négative à travers la création d’une zone de libre-échange des contenus audiovisuels, vouée à éliminer les barrières pour faciliter la libre circulation des biens et services audiovisuels[+]. En ce sens, l’UE est perçue autant comme une opportunité politique via la mise en place des mécanismes de soutien financier pour l’industrie cinématographique européenne (MEDIA) que comme une menace pour les systèmes de soutien nationaux via l’application du droit de la concurrence et du fonctionnement non-discriminatoire du marché intérieur. Les rapports entre la Commission européenne et les milieux cinématographiques européens se fondent sur des soupçons qui persistent depuis la directive « Télévision sans frontières » de 1989 et la polémique autour de l’exception culturelle (1993) jusqu’à l’inclusion des protocoles de coopération culturelle dans l’agenda des accords de libre-échange.

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Crédit photo : Mary.Do / Flickr
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http://www.inaglobal.fr/cinema/article/trois-enjeux-de-tensions-entre-la-commission-et-le-milieu-du-cinema