Après de longues semaines d’attente, c’est finalement le 4 mars 2009 que la Cour pénale internationale (CPI), qui examinait depuis juillet 2008 un ensemble de preuves, a émis un mandat d’arrêt contre le président soudanais, Omar el-Béchir, qui se retrouve accusé de crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour. Près d’un mois plus tard, la communauté internationale se retrouve confrontée aux dilemmes inhérents à l’implication du domaine juridique dans une situation où prévalent d’abord et avant tout les rapports de force politiques. En effet, dès l’annonce de l’émission du mandat, le gouvernement soudanais a expulsé du Darfour 16 organisations non-gouvernementales (ONG), dont 13 internationales, pour avoir collaboré avec la CPI et qui, selon le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon, « fournissent des services essentiels à la vie de plus d’un million de personnes » . Le Procureur de la CPI, Luis Moreno-Ocampo, qui avait été procureur adjoint lors de la mise en accusation de plusieurs hauts-responsables militaires argentins dans les années 1980, avait souvent fait des allusions à peine voilées envers la responsabilité des dirigeants du régime soudanais dans les crimes commis au Darfour. L’émission d’un mandat d’arrêt contre un chef d’État en exercice prend toutefois la communauté internationale par surprise étant donné la possibilité de répercussions sur la population du Darfour ou sur le personnel international. Il s’agit également d’une situation avec peu de précédents, M. Béchir n’étant que le troisième chef d’État en exercice inculpé après Slobodan Milosevic et Charles Taylor. Alors que la communauté internationale multiplie les initiatives diplomatiques pour permettre l’acheminement d’aide humanitaire au Darfour, la CPI se doit de rétablir une perception d’impartialité auprès des populations africaines et arabes si elle veut demeurer efficace.
Un mandat inapplicable à court terme
Le principal défi auquel doit faire face la justice pénale est l’absence de moyens propres pour effectuer l’arrestation. Elle doit donc se baser sur la bonne volonté de plusieurs pays qui, malgré l’émergence des concepts d’intervention humanitaire et de responsabilité de protéger, restent souvent réticents à risquer la vie de leurs soldats lorsqu’un enjeu ne les concerne pas directement. Bien qu’une force de paix conjointe de l’ONU et de l’Union africaine, la MINUAD, soit déployée au Darfour, elle n’est pas mandatée pour effectuer d’arrestation et a en outre des lacunes en termes d’effectifs et de matériels. De plus, sa présence découle d’une autorisation du gouvernement soudanais. Dans de telles circonstances, la comparaison entre le mandat émis à l’encontre du Président el-Béchir et celui de l’émission d’un mandat d’arrestation international contre Slobodan Milosevic, alors que celui-ci était encore au pouvoir, reste trompeuse. En effet, contrairement à l’ex-Yougoslavie, il n’y a pas dans la région du Darfour des dizaines de milliers de soldats de l’OTAN venant de mener une longue offensive aérienne et prêts à intervenir. Dans l’état actuel des choses, outre un changement de régime amorcé à l’interne, seules des pressions ou des contraintes internationales pourraient permettre l’exécution du mandat. À court terme, le régime soudanais réussit à bien tirer son épingle du jeu, voire même à renforcer ses appuis régionaux, en s’en prenant à la légitimité politique de la CPI sans aborder les aspects juridiques et légaux du mandat.
La CPI avertit qu’elle surveille de près les déplacements du président soudanais, mais doit compter sur les autorités d’un de ses pays membres pour effectuer une arrestation. Celle-ci s’avèrera difficile dans le cas du chef d’État, particulièrement si celui-ci limite ses visites à des pays alliés ou qui n’ont pas ratifié le Statut de Rome. Outre les 30 États d’Afrique subsaharienne, seuls trois États arabes ou d’Afrique du Nord ont ratifié le Statut créant la CPI, soit la Jordanie, les Comores et Djibouti, auxquels se rajoutent 11 pays qui n’ont apposé que leur signature . Dans les faits et en raison du contexte politique actuel, il reste ainsi une marge de manoeuvre pour les déplacements d’Omar el-Béchir à l’étranger, comme l’ont démontré de récentes visites en Érythrée, Égypte, Libye, Qatar et en Arabie Saoudite. Il s’agit donc d’une situation assez similaire à celles de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic, deux hauts responsables des Serbes de Bosnie accusés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui, sans pouvoir beaucoup voyager, bénéficiaient d’un fort capital de sympathie à l’intérieur des zones serbes de l’ex-Yougoslavie. Une arrestation reste donc très improbable à court terme, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne se concrétisera pas à moyen ou long terme, possiblement par le détournement de l’avion présidentiel.
La stratégie soudanaise : discréditer la CPI et faire appel au nationalisme
Le régime soudanais avance deux arguments afin de discréditer l’implication de la CPI au Darfour et de convaincre le Conseil de sécurité de geler ses procédures pour une durée de 12 mois, comme le prévoit le Statut de Rome. L’examen des arguments rappelle d’ailleurs le discours de Milosevic face au TPIY. Selon le gouvernement soudanais, le mandat d’arrestation est d’abord une décision irresponsable qui va repousser une issue négociée au conflit au Darfour, voire même causer la reprise de la guerre civile avec le Sud-Soudan, en radicalisant l’ensemble des acteurs. De plus, l’implication de la CPI est décrite comme une nouvelle forme de néocolonialisme exclusivement dirigée contre l’Afrique ou les pays en développement. Le Soudan obtient ainsi le soutien de nombreux pays africains et arabes et celui d’organisations telles que l’Union africaine et la Ligue arabe, qui voient en l’action de la CPI une ingérence étrangère qui décourage les efforts pour obtenir une résolution politique du conflit au Darfour. La présence de M. Béchir au sommet annuel de la Ligue arabe tenu le 30 mars est un bon exemple de cette dynamique : celui-ci qualifie le Conseil de sécurité d’« institution non-démocratique qui (...) fait deux poids deux mesures, s’en prenant aux faibles et fait semblant de ne pas voir les (vrais) criminels ». Par la suite, le communiqué émis par les membres de la Ligue stipule : « nous soulignons notre solidarité avec le Soudan et notre rejet des décisions de la CPI contre le président Béchir ». Par ailleurs, certains des 30 membres de l’UA ayant ratifié le Statut de Rome pourraient être poussés à s’en dissocier, une option qu’ils examineront les 8 et 9 juin prochains.
Le gouvernement soudanais se retrouve pour le moment en position de force malgré l’émission du mandat d’arrêt car il bénéficie également d’un regain du nationalisme soudanais. Toutefois, si son opposition à la CPI implique une certaine radicalisation du pays à moyen terme, sa popularité pourrait rétrécir sur la scène domestique s’il doit faire face à des difficultés internes, telles que les répercussions d’une baisse des cours pétroliers ou des difficultés au niveau de la mise en œuvre du processus de paix amorcé avec le Sud-Soudan en 2005. En outre, il pourrait être tenu responsable si, par exemple, la « soudanisation » de l’aide internationale au Darfour ne parvient pas à remplacer efficacement les organisations internationales expulsées. En résumé, Omar el-Béchir ne peut pas uniquement baser sa popularité sur son opposition à la CPI : en ce sens, son statut pourrait être remis en question par les mouvements d’opposition, qui restent toutefois fragmentés.
L’importance d’éviter l’apparence de partialité
En de telles circonstances, la CPI doit être capable de mieux faire connaître son rôle afin de se dissocier de certaines perceptions dont elle fait l’objet. Elle doit tout d’abord rappeler qu’à l’exception du Darfour, ce sont les chefs d’États africains qui ont demandé formellement son implication dans tous les cas où elle est présentement active (Ouganda, RDCongo, Centrafrique). De plus, la CPI doit être consciente que, bien que plusieurs conflits importants aient secoué le continent africain depuis son inauguration en 2002, son absence d’actions visibles à l’extérieur de l’Afrique peut donner lieu à une certaine méfiance. Tant qu’elle ne se sera pas impliquée directement dans d’autres types de situations, elle doit faire savoir qu’elle surveille de près certains évènements survenus à l’extérieur du continent, comme par exemple en Colombie ou en Israël. Finalement, concernant son action au Darfour, la CPI doit être en mesure de démontrer qu’elle n’a pas d’agenda politique caché mais qu’elle obéit à une optique juridique. Sans absoudre pour autant le chef d’État soudanais, l’émission probable de mandats d’arrêts contre les trois commandants rebelles du SLM-Unité responsables de l’attaque de la base africaine d’Haskanita en 2007 pourrait avoir une grande importance pour la suite des choses au Soudan. En effet, les différents groupes rebelles du Darfour, qui se sont scindés en une multitude de factions depuis 2006 et s’opposent pour la plupart aux négociations, ont également leur part de responsabilités dans la poursuite des hostilités.
La communauté internationale ne doit pour sa part envisager un gel des procédures du Conseil de sécurité qu’en échange de garanties crédibles en faveur de la paix au Darfour, puisqu’une utilisation répétée de ce pouvoir viendrait discréditer les mandats d’arrêts futurs, qui ne deviendraient qu’une monnaie d’échange parmi tant d’autres. Toutefois, comme l’a démontré l’exemple de Milosevic dans les années 1990, un mandat d’arrestation international ne disqualifie pas l’option des négociations. Comme dans le cas d’enjeux complexes comme les relations entre les États-Unis et la Russie, elle peut avoir intérêt à se dissocier des enjeux controversés lorsqu’il est question de certains domaines ciblés. Par exemple, l’éventualité d’un retour des ONG expulsées et, plus concrètement, la distribution de l’aide alimentaire et des soins de santé en leur absence, doivent être clairement dissociées du mandat international ou de la CPI auprès de l’Union africaine ou de la Ligue arabe. Dans ce cas particulier, il faut également savoir que leur retour s’apparente à une tactique de marchandage de la part du gouvernement soudanais. Enfin, elle doit privilégier une vision globale de la situation au Soudan sans se focaliser seulement sur le président lui-même ou sur le Darfour. En effet, les tensions politiques du pays dépassent celles reliées au Darfour, notamment au Sud-Soudan, où la mise en œuvre de l’Accord de paix reste encore fragile et où se fera également sentir les effets de l’expulsion des ONG, notamment dans les régions d’Abyei, du Sud-Kordofan et du Nil Bleu.
Par Etienne Tremblay-Champagne,
Agent de recherche au Réseau francophone de recherche sur les opérations de paix (ROP)