Les droits fondamentaux du travail et le débat sur les clauses sociales
Le débat sur les normes fondamentales du travail tourne autour de trois questions centrales :
(1) La promotion de ces normes doit-elle passer ou non par le commerce ?
(2) Des normes plus faibles confèrent-elles un avantage commercial déloyal ?
(3) L’OMC est-elle le meilleur forum pour discuter de ces normes ? [1]
Les arguments en faveur des clauses sociales
Plusieurs arguments penchent en faveur des clauses sociales.
(1) Le premier argument est évidemment que, dans la hiérarchie des droits, les droits fondamentaux de la personne doivent primer sur les droits du commerce et qu’en conséquence, non seulement ils doivent être respectés dans tous les pays, quel que soit leur niveau de développement, mais également être reconnus comme principe général dans tout accord commercial. Les droits du travail relèvent des biens publics et, en conséquence, il y a un impératif moral universel à éliminer les mauvaises pratiques et à sanctionner les mauvais joueurs. Mais il y a également un lien entre les droits de l’homme, dont ceux des travailleurs, et les droits économiques, et il doit être reconnu : promouvoir les droits de l’homme, c’est aussi promouvoir la démocratie et le progrès social, et in fine le progrès économique. En relevant les normes du travail, les pays contribueraient ainsi à créer un climat plus propice à l’investissement, à l’innovation, au développement des compétences et à la productivité, et, en se donnant des institutions démocratiques, ils consolideraient les bases d’un développement durable qui leur permettra d’améliorer leurs performances économiques et de lutter ainsi contre la pauvreté.
(2) Un second argument, étroitement lié au premier, porte sur le rapport mutuel entre la protection des droits fondamentaux des travailleurs et le développement. Au niveau de l’entreprise, le traitement équitable des travailleurs et la garantie de conditions de travail décentes fidélise les travailleurs, garantit de meilleures relations de travail et contribue à l’amélioration de l’efficacité et de la productivité. Au niveau collectif, promouvoir les droits fondamentaux des travailleurs, c’est investir dans le capital humain et dans le développement à long terme. Les études tendent également à montrer que les pays où les droits de syndicalisation et de négociation collective sont reconnus et protégés affichent de meilleures performances économiques et moins d’inégalités dans la répartition des revenus. À l’inverse, on relèvera que les pays qui ne respectent pas les normes fondamentales du travail se confinent dans des productions de bas de gamme, peu spécialisées et rapidement dépassées, ce qui handicape leur développement à long terme.
(3) Un troisième argument veut qu’il n’y a pas nécessairement convergence entre commerce, progrès économique et progrès social, et qu’en conséquence, des mesures particulières doivent être mises en œuvre pour favoriser le développement social, tant sur le plan national que sur le plan international. L’idée est que le commerce doit contribuer au relèvement des niveaux de vie, dans le respect des droits du travail et des droits des États à promouvoir la protection sociale. Inversement, aucun pays ne peut se voir empêché de mettre en œuvre les politiques sociales qu’il souhaite ni de chercher à améliorer les conditions de travail au rythme de son développement. Dans un contexte d’ouverture commerciale, les règles commerciales doivent, en conséquence, être appliquées avec sévérité contre les pays qui ne respectent pas les droits fondamentaux du travail ou les violent délibérément en vue d’encourager le commerce, de se créer un avantage comparatif artificiel ou encore d’attirer les investissements.
(4) Un autre grand argument, c’est qu’avec la mondialisation, il n’est pratiquement plus possible de réguler l’activité économique dans le seul cadre national. Les États sont responsables au premier chef de la promotion et de la protection des droits de l’homme. Les choses iraient sans doute mieux si les États respectaient leurs propres législations et que, parallèlement, les entreprises avaient des comportements responsables. Le problème est cependant plus profond. Avec la mondialisation, un grave déséquilibre s’est développé entre, d’un côté, la capacité des collectivités et des pouvoirs publics de protéger et de promouvoir les valeurs sociales fondamentales et, de l’autre, la libéralisation des marchés et l’intégration de l’économie mondiale. Les valeurs du marché ont progressé plus rapidement que les valeurs sociales, les droits économiques des entreprises ont considérablement été renforcés et la redistribution des richesses est de plus en plus inégale. Les codes de conduite participeraient ainsi, avec les chartes sociales et les clauses sociales, de cette nouvelle gouvernance qui se met progressivement en place à l’échelle mondiale pour à la fois corriger ces dangereux déséquilibres sociaux, responsabiliser entreprises et gouvernements, asseoir les marchés mondiaux sur des valeurs et pratiques institutionnelles communes et, en bout de ligne, mettre la mondialisation sur le bon chemin [2].
D’autres arguments sont également évoqués.
(5) Par exemple, le faible pouvoir de négociation des travailleurs : isolés face à leurs employeurs, sans protection légale ni moyens de subsistance, les travailleurs n’ont guère les moyens de s’organiser et de se défendre, lorsqu’ils ne sont pas sujets, comme les femmes et les enfants, aux abus et aux pires formes d’exploitation.
(6) D’autres encore évoqueront des arguments d’ordre éthique, axés sur la justice sociale et un développement économique respectueux des droits de la personne [3].
(7) Voire encore des arguments de type keynésien : les lois sociales permettent de procurer au travailleur des conditions de travail et des revenus décents, ce qui, en retour, permet d’améliorer la productivité et le pouvoir d’achat et de stimuler l’économie locale.
(8) Enfin, il convient de rappeler qu’aucun pays ne peut déroger à ces droits en vue d’encourager le commerce et d’attirer les investissements ou, inversement, utiliser ces droits à des fins protectionnistes.
Pour les défenseurs des droits du travail, le multilatéralisme est préférable à l’unilatéralisme tout comme les conventions internationales sont préférables à l’inclusion de clauses sociales dans les accords internationaux. Mais les conventions de l’OIT ne sont pas aussi précises ni ne possèdent la même portée juridique que les accords commerciaux, et l’OIT, elle-même, manque de crédibilité et de légitimité. Les normes fondamentales du travail sont belles sur papier, mais manquent de dent pour avoir un effet substantiel [4]. L’inclusion des normes du travail dans les accords commerciaux et l’application de sanctions commerciales en cas de violation peuvent remédier à ce problème. La plupart des auteurs sont toutefois d’avis que les clauses sociales ne suffisent pas et qu’une action parallèle devrait viser les entreprises multinationales et se déployer dans trois directions : la promotion de codes de conduite, les campagnes médiatiques et l’action syndicale [5].
Les arguments contre les clauses sociales
Les arguments contre les clauses sociales sont nombreux. Ils se divisent selon quatre axes principaux.
(1) On retrouve tout d’abord l’argument libéral traditionnel en vertu duquel il n’incombe pas au gouvernement d’intervenir dans les relations de travail et le fonctionnement des marchés. L’argument se décline en trois points :
_(a) la croissance économique et un environnement macroéconomique sain constituent la meilleure façon d’améliorer les conditions de travail ;
_(b) bien que louables, les mesures qui sont prises dans ce sens augmentent les coûts de production et ont des effets négatifs sur l’emploi et l’allocation des ressources, notamment dans les secteurs d’exportation ;
_(c) il faut laisser du temps au temps et plutôt que d’imposer aux pays en développement des contraintes qui leur nuisent, il faut ouvrir davantage les marchés du Nord à leurs produits [6]. Quant à l’argument selon lequel les mauvaises conditions de travail dans les pays en développement seraient une forme de concurrence illégitime, il est rapidement rejeté du revers de la main, au motif que le commerce n’est pas la cause principale du chômage [7] et qu’en tout état de cause, retarder les ajustements est aussi inefficace qu’inutile. In fine, la promotion des droits sociaux est prise en otage par des intérêts protectionnistes et les clauses sociales n’aident en rien, si ce n’est à protéger artificiellement les emplois et à retarder les ajustements de toute manière inévitables.
(2) Une seconde ligne de critique a été développée par les pays en développement, notamment dans les discussions qui ont entouré la préparation de la conférence ministérielle de Singapour. Leur position était d’ailleurs on ne peut plus claire : « l’amélioration des conditions de travail et des droits des travailleurs passe par la croissance économique », et les sanctions imposées à « des pays dont les normes du travail sont moins élevées ne feront que perpétuer la pauvreté et retarder l’amélioration des normes applicables sur le lieu de travail » [8]. De plus, imposer des normes internationales par le truchement des accords commerciaux constitue une atteinte à la souveraineté nationale ; c’est dans le cadre de l’OIT, une organisation démocratique, que cette question doit être débattue. Les abus et les violations des droits ne sont cependant pas niés, mais ils sont la conséquence inévitable du sous-développement et de la pauvreté et non le résultat d’une négligence ou d’une politique délibérée.
(3) Une troisième ligne de critique consiste à s’interroger sur l’efficacité de l’instrument commercial. Utiliser l’arme des sanctions commerciales pour faire avancer les droits du travail est contre-productif ; celles-ci nuisent aux travailleurs des pays en développement et ne font que favoriser les intérêts constitués. Cela revient en fait à « punir les victimes » [9] et à créer des distorsions sur les marchés qui, par leurs effets sur l’allocation des ressources, réduisent le bien-être des populations concernées [10]. Un autre argument est que les violations des normes du travail se font surtout dans l’économie informelle et dans les secteurs d’activité tournés vers le marché intérieur. Imposer des clauses sociales, c’est à la fois se tromper de cible et pénaliser le secteur d’exportation. Non seulement ce secteur est celui qui est le moins susceptible de violer les normes du travail, mais en le pénalisant, on entrave le développement et déplace l’emploi vers les secteurs qui offrent le moins de protection sociale [11]. Dans le cas plus particulier du travail des enfants, tout en reconnaissant que la menace de sanctions commerciales peut avoir certains effets positifs, on ne manquera pas de relever néanmoins qu’une aide financière aux familles ou la mise en place de programmes d’éducation s’avèrent plus efficace. Enfin, on relèvera que les sanctions commerciales ont des effets sur le commerce et qu’en tout état de cause, ce seront surtout les petits pays qui seront pénalisés.
(4) Enfin, certains, comme l’OCDE par exemple, ne manqueront pas de souligner qu’à « l’exception notable de la Chine, les pays où les normes du travail ne sont pas respectées continuent à ne recevoir qu’une très petite part des flux monétaires mondiaux » [12], que l’avantage concurrentiel que les pays ou les entreprises peuvent tirer de l’absence ou de la faiblesse des normes du travail ne peut être que temporaire et limité. D’une façon générale, les multinationales, y compris celles qui sont implantées dans les zones franches, offrent de meilleures conditions travail que celles que l’on retrouve dans les industries nationales. De plus, les investissements étrangers augmentent la productivité et les capacités d’exportation, ce qui, en retour, a pour effet d’améliorer les niveaux de vie et les conditions de travail.