Depuis 1996 et le Telecommunications Act, le régime américain des télécommunications prévoit, entre autres, un traitement réglementaire différent selon la classe de service : ceux nommés « telecommunication services » (grosso modo la fonction de transport de base) et ceux nommés « information services » (classe qui réfère, grosso modo, aux contenus, définis comme des communications augmentées, différées, stockées, cachées ou autrement traitées avant d’être acheminées vers l’usager). Les services de télécommunications sont clairement sous la juridiction continue du FCC qui régule ces services en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés au « Title II » de la Loi. Essentiellement, les outils réglementaires du FCC consistent en la possibilité de s’abstenir d’utiliser certains des pouvoirs réglementaires spécifiques (par exemple la collecte, le contrôle et le suivi de l’information sur les opérations des joueurs de l’industrie, entre autres sur les coûts, de manière à informer la fixation des termes de services, lorsqu’appropriés). En outre, les services dits de télécommunication soumis au Title II sont soumis aux principes de droit commun des transporteurs communs, codifiés dans la Loi et la jurisprudence, ce qui permet au FCC d’assujettir les classes de services dit de télécommunications à une foule d’autres outils réglementaires. Mentionnons, en guise d’illustration, les options d’obligations d’interconnexion, d’obligation de servir, de dégroupage du transport et du contenu et, de manière liée, de dégroupage et de fourniture de certains éléments de réseaux selon des termes ne conférant à personne d’avantages indus ou injustes. La présence de goulots d’étranglement susceptibles de servir de levier pour des pratiques anticoncurrentielles sur les réseaux est la justification moderne de ces remèdes réglementaires. Par opposition, les services classés par le FCC comme étant des « information services » sont soumis au « Title I » de la Loi, et sont réputés ne pas être assujettis aux outils réglementaires prévus au Title II, non plus qu’aux principes régissant les « transporteurs communs ».
Historiquement, l’idéologie dérégulatrice et les théories économiques néoclassiques de l’antitrust sur lesquelles cette idéologie repose, a contribué à l’idée voulant que le FCC doive s’abstenir progressivement d’utiliser certains de ses pouvoirs réglementaires, ceci au fur et à mesure que les différents marchés qui constituent l’écologie des télécommunications deviennent « concurrentiels » (pour vulgariser [1], ceux-ci sont composés de plusieurs « éléments de réseaux » tels que : dernier mile, échange local ou tête de ligne, le « middle mile » qui réfère à une sorte de dorsale Internet métropolitaine de même qu’au « backhaul » ou la « liaison terrestre » des communications sans fil, points d’échanges Internet et, enfin, dorsale Internet, câbles sous-marins, et stations d’amerrissage).
En 2005, le lobby représentant les câblodistributeurs américains, NCTA, obtient d’un FCC républicain que celui-ci classifie les services de large-bande fournis par câble comme des « information services », et donc exempts de la supervision du FCC en vertu des pouvoirs inclus dans le Title II. À l’époque, une compagnie de câble actif dans le marché de l’accès internet large-bande voulait refuser la fourniture de transport sur des parties de son réseau à un Fournisseur de Services Internet (FSI), de la même manière que ceux-ci peuvent alors obtenir transport sur les réseaux téléphoniques publics commutés. À l’époque, on s’en souviendra, ceci permettait aux consommateurs de contracter avec un FSI différent du monopoleur d’accès Internet de sa région. L’affaire Brand X se rend en Cour Suprême des États-Unis qui accepte finalement le raisonnement tortueux du FCC, notant qu’il incombe à celui-ci, plutôt qu’à la Cour d’appel, de distinguer les classes de services de communications. La même année, le FCC républicain s’appuie sur une logique de neutralité technologique afin de reclassifier tout service filaire de large-bande (DSL et câble) en tant qu’ « information services ».
Hors du giron réglementaire du Title II, les deux technologies majeures d’accès à Internet ― lesquelles sont en outre dans des mains extraordinairement concentrées ― semblent libres des interventions du FCC advenant des écarts de conduite. Le commissaire Martin (R) et deux commissaires démocrates s’appuient alors implicitement sur une supposée « autorité ancillaire » permettant d’adjoindre les services dérégulés du Title I à un processus réglementaire au cas par cas reposant sur l’émission par le FCC de divers « Statement of Policy », lesquels sont subséquemment appliqués par l’agence lorsqu’elle ordonne les remèdes légaux qui y sont prévus. Afin de pallier la reclassification des services de large-bande, le FCC dévoile un énoncé de politique, que l’historiographie conservera sous l’appellation de « Internet policy statement ». Cet énoncé, dont le pouvoir d’application fut mis en cause avec succès par Comcast cette semaine, était un énoncé mettant l’accent sur quatre libertés des utilisateurs. La possibilité de mise en œuvre de cet énoncé de politique (de même que la désirabilité et l’étendue des quatre libertés qui y sont instituées) a constitué un élément majeur du long débat sur la neutralité des réseaux, qui fait rage aux États-Unis depuis au moins 2005.
En 2007, Comcast est surpris par des utilisateurs à utiliser des pratiques de gestion de réseaux agressives à l’égard de certains protocoles. Les pratiques de Comcast, niées plusieurs fois avant d’être démontrées hors de tout doute par la communauté des utilisateurs, étaient de nature particulièrement répréhensible en ceci qu’elles tentaient par divers moyens de s’effectuer à l’insu des utilisateurs. Une coalition de plusieurs organisations de défense des intérêts de la société civile, dont Public Knowledge et Free Press dépose une plainte formelle au FCC.
Même le FCC républicain de 2007 soutient qu’il y a là un écart de conduite répréhensible, et celui-ci ordonne à Comcast la cessation de ses pratiques abusives de gestion de réseaux. L’agence prétend que Comcast a violé les principes d’un « Internet ouvert », tels que ceux-ci sont reflétés dans les libertés fondamentales des utilisateurs d’Internet énumérées dans leur énoncé de politique. Bien qu’extrêmement sympathique à l’idéologie dérégulatrice embrassée par les joueurs de l’industrie, Comcast, engagé dans une bataille politique et rhétorique sur la neutralité des réseaux avec diverses franges de la société incluant depuis peu un Congrès et un FCC cémocrate, va décider d’en appeler de la décision du FCC.
Victoire de Comcast ?
Le lecteur aura compris qu’il y a une multitude de couvertures médiatiques plus ou moins variées concernant la victoire sans équivoque de Comcast vis-à-vis du FCC (pdf). Plus d’un commentateur fait état d’implications négatives en ce qui concerne le combat pour l’établissement de règles claires et contraignantes sur la « neutralité des réseaux » et « l’ouverture d’Internet ». Déjà, les associations représentant les intérêts de diverses parties de l’industrie, de même que les commentateurs sympathiques à l’autorégulation commentent, prescrivent ou autrement cajolent les représentants et citoyens de promesses de bonnes conduites.
Une telle interprétation de l’état du débat sur la neutralité des réseaux est hâtive et, comme c’est souvent le cas, la politique autour des télécommunications est plus compliquée qu’il n’y parait dès l’abord. En fait, l’épithète qui colle le mieux à cette « victoire » du transporteur n’est pas « sans équivoque », ou encore « totale », mais bien plutôt « à la Pyrrhus ». En fait, la décision laisse peu de marge de manœuvre au FCC, lui qui voit son autorité sur le vaste champ des technologies de l’information et des communications réduit à la supervision du réseau téléphonique public vieillissant. Un tel état de fait où tout un secteur stratégique pour l’économie et la société s’extirpe de l’influence du régulateur est bien évidemment problématique, et propre à faire penser les adeptes du laissez-faire les plus radicaux. Par exemple, le « National Broadband Plan » commandé au FCC par le Congrès en vertu du « American Recovery and Reinvestment Act » comporte des clauses qui, suite au jugement de la Cour d’appel, semblent être inapplicables. Le FCC peut, évidemment, en appeler au tribunal suprême, et nous ne serions pas surpris qu’il le fasse, ne serait-ce que pour gagner du temps. Mais dans la mesure où la décision de la Cour d’appel est solide, et elle le semble, de l’avis des deux auteurs principaux de l’amicus curiae soumis à la Cour par le clan en faveur de la neutralité.
Reclassification
Il n’y a qu’un nombre limité de manières pour le FCC de récupérer son pouvoir de supervision du champ sur lequel, de toutes les agences américaines, il possède de loin l’expertise la plus vaste. La première consiste en une solution législative où le Congrès serait amené à réécrire le régime des télécommunications américain. Considérant divers facteurs tels que celui de la difficulté actuelle à établir une bipartisanerie fonctionnelle, de même que la grande expérience des compagnies de télécommunications avec les activités de lobbying et celles de financement des élus, il semble que cette avenue en soit une risquée. L’autre option l’est beaucoup moins, et règlerait du même coup une large part des problèmes actuels et anticipés desquels découlaient au départ la nécessité de l’édiction de règles sur la « neutralité des réseaux ». Le FCC peut, tout bonnement, reclassifier les services de large-bande en tant que « telecommunication services », et les astreindre au Title II et aux règles régissant les transporteurs communs, comme le notait déjà en décembre 2009 le Cook Report.
Pour en savoir plus, le blog d’Eric Cecil, celui de Susan Crawford, un commentaire de GigaOM, un article de Wired, la réaction de Free Press, et une suite d’articles d’Ars (janvier) Technica.